Il voyait Clara. Et il constatait quelque chose qui le surprenait bien plus que tout.

       Clara paraissait détendue, très calme. Et cela aussi lui semblait insolite.

       Ce fut elle qui parla, d’une voix un peu changée, comme si sa personnalité avait été altérée par le fait étrange de porter, en sa tête, un être fantastique venu sans doute des confins de la galaxie.

       – Inspecteur… Ek’Tbi me parle… Je l’entends très bien. Il me dit que la vie de Luigi est entre mes mains… que mon devoir est de le sauver et de sauver tous ceux qu’a frappés la fréquence ZZ. Combattre et livrer Aknôr est un devoir… Aidez-moi, Inspecteur… Il faut trouver l’usine… aller là-bas… et utiliser les convertisseurs pour rendre aux êtres liquéfiés leur nature originale.

       Muscat serra les poings :

       – Voilà donc le résultat. Avec cette saleté dans le crâne, on perd toute autonomie de jugement, toute personnalité. J’aime mieux me cogner la tête contre les murs que de subir cette horreur…

       – Vous n’êtes pas raisonnable, dit le speaker.

       Mais Muscat, au comble du désespoir, allait faire comme il l’avait dit.

       Clara ouvrit des yeux épouvantés en le voyant foncer, tête baissée, pour se briser le front contre la paroi.

       Cette fois, ce fut Hoonf qui le sauva.

       Muscat, désespéré, voulait mourir, pour ne pas être réduit à ce qu’il considérait comme un avilissant esclavage cérébral. Il ne pensait plus à échapper à la libellule d’enfer. Il se jetait, comme une brute, contre la paroi de métal.

       Hoonf, qui était demeuré immobile depuis l’instant où Clara avait subi la pénétration cervicale d’Ek’Tbi, fonça comme une flèche et atteignit Robin Muscat à la nuque.

       L’inspecteur, lancé comme par une catapulte, parut stoppé dans son élan. Il trébucha, tout son corps agité d’un formidable spasme, destiné à freiner le mouvement. Il tomba lourdement, mais devant la paroi, le crâne à quelques lignes seulement du mur de métal contre lequel il eût éclaté s’il l’avait heurté avec une telle lancée.

       Clara s’approcha de lui. Il ne bougeait plus, mais une étrange détente apparaissait sur son visage cramoisi par les efforts.

       Plus de Hoonf, pas plus que Ek’Tbi. L’être lumineux et globoïde s’était fondu dans le cerveau de Muscat.

       Muscat était dans une semi-torpeur. Pourtant, il avait conscience des choses. Il reprenait son calme, sa respiration. Il sentait nettement que, sur son front torturé, une femme avait posé une main et cette sensation, après les minutes atroces qu’il venait de vivre, lui semblait très douce.

       Il avait, très nettement, subi pendant un éclair une volonté plus forte que la sienne, qui avait provoqué en tout son corps ce mouvement de réticence qui avait réussi à freiner l’élan total.

       Il comprenait. Hoonf, en pénétrant dans son cerveau, avait donné une formidable dépense d’énergie pour le dominer, ne fût-ce qu’un bref instant, un millième de seconde, suffisant pour commander à tous ses muscles à la fois de provoquer l’arrêt de l’homme projectile.

       La volonté de l’être-globe, se superposant spontanément à celle de Robin Muscat, avait obtenu, sans doute par un exceptionnel effort, à dominer tout réflexe, à atteindre, dans le corps tout entier de Muscat, à l’action totale ordonnée par le cerveau, produisant un tel soubresaut que la propulsion s’en était trouvée bloquée.

       Jamais un homme, de sa propre volonté, n’aurait pu ainsi s’arrêter dans une telle lancée. Mais Hoonf, se donnant tout entier en un éclair, avait réussi ce prodige, en ajoutant sa volonté propre à celle de Muscat, éveillant de façon immédiate, en lui, cet espoir miniature qui stagne au fond des âmes les plus désespérées. Et Muscat, dans l’instant, entièrement dominé par le monstre bleu, mais réagissant entièrement au nom de l’espoir suprême, avait arrêté son suicide.

       Il comprenait tout cela. Et aussi que, maintenant, Hoonf était en lui, et Dieu savait comment il pourrait jamais s’en libérer.

       Il osait à peine penser. Hoonf lui donnait des ordres, Hoonf le voyait et l’entendait. Hoonf pourrait-il, également, deviner ses pensées ?

       Il frissonna d’horreur. Clara lui parlait doucement et il finit par ouvrir les yeux, par se redresser.

       Le speaker se fit entendre :

       – Vous voilà tous les deux raisonnables. Ek’Tbi et Hoonf sont avec vous et vous serez rapidement bons amis. Vous comprenez, l’un et l’autre, où est la vérité, le salut. Il faut perdre Aknôr. En collaborant avec le Dragon de l’Espace, quel service ne rendrez-vous pas à toutes les humanités du monde galactique !

       Muscat soupira et se mit debout. Il échangea un pâle sourire avec Clara.

       Ils étaient dominés par les créatures inconnues. Mais cela durerait-il ?

       Il sentait son guide lui parler, sans doute comme Ek’Tbi parlait mystérieusement à Clara, lui disant qu’il fallait avant tout penser à Luigi. Et Robin Muscat, comme Clara, se sentait incroyablement détendu, prêt à la docilité.

       Le speaker annonça :

       – Maintenant, un repas vous attend. Ensuite, vous pourrez vous reposer avant d’entrer en contact avec Aknôr.

       Muscat pensa dire quelque chose mais se tut. Il avait peur de ses propres pensées.

       Clara, de nouveau, s’appuyait sur son bras. Devant eux, ils virent, sur la paroi, un grand rectangle noir qui se formait. Une ouverture servant de porte.

       Quatre hommes d’argent, sans visage, avancèrent et les encadrèrent.

       Ils sortirent, furent conduits à leurs cabines respectives. Ils étaient détendus, mais ils avaient un peu mal à la tête et ils savaient qu’au fond de leurs crânes, Hoonf et Ek’Tbi demeuraient, attentifs à leurs moindres gestes…

       Le Gorrix  tournait toujours autour de la Lune.

      

      

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

 

 

LES MYSTÈRES DE LA LUNE

 

      

      

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

        

       Les parois de l’immense salle étaient rigides, construites en dur, bien que, comme toutes les constructions lunaires, l’ensemble fût préfabriqué. En effet, on parlait bien d’une géante tentative pour « atmosphériser » le satellite de la Terre, mais ce n’était encore qu’à l’état de projet et les vieux Sélénites (tous originaires de la Terre ou autres planètes puisqu’il n’y avait plus depuis cent mille ans un seul autochtone) pensaient tous que cela ne serait jamais réalisable.

       Au-dessus du grand mur circulaire, la coupole s’arrondissait, se gonflant à l’extrême et se dégonflant, en cadence rythmée. Mais elle était faite d’un hémisphère en nylon blindé, qui se maintenait dans cette position par la pression de l’air diffusé en dessous.

       À l’extérieur, partout, c’était le vide, le grand froid de la Lune. Et le système des coupoles gonflables donnait d’excellents résultats. Ainsi, on disait que les édifices lunaires « respiraient », et l’air y circulait si bien que les humanoïdes pouvaient y vivre à l’aise, dans le meilleur climat.

       C’était, sur les rives de l’océan des Tempêtes, à l’astrodrome de Copernic. Installation titanesque, elle montrait plusieurs coupoles semblables et alentour, on ne voyait guère s’agiter que des hommes en scaphandre hermétique, munis de ceintures stabilisatrices, remédiant à la gravitation fantaisiste d’un homme livré à la pesanteur lunaire. De temps en temps, d’ailleurs, soit pour franchir aisément une certaine distance, soit pour se relaxer, on voyait un de ces êtres couper sa propre gravitation et s’élancer, bondir gracieusement et, après une lancée variable, retomber en feuille morte.

       Les astronefs arrivaient dans des sas immenses, qui semblaient les absorber. Là, seulement, dans la climatisation convenable, on pouvait en ouvrir les orifices.

       Bref, depuis la conquête de l’espace, après plus d’un siècle de colonisation, à part les quelques centres organisés par les humains, la Lune demeurait elle-même. Un monde majestueusement silencieux, pratiquement inhabitable.

       – Je ne m’étonne pas, dit Muscat à Clara, qu’Aknôr ait choisi cette planète parmi toutes les autres pour y installer son usine secrète…

       Ils se tenaient tous deux au bar de Copernic. Par d’immenses baies pratiquées dans le mur circulaire, à travers le solide dépolex, aussi clair que le verre, ils contemplaient l’océan éternellement sec, les cirques, les parois étranges, les monts aigus et tourmentés, le paysage fantastique que l’œil ne se lassait jamais de regarder et que nul ne pouvait voir sans éprouver une sorte de frisson sacré, devant autant de beauté et de mystère, sous le ciel noir où les étoiles étincelaient, formidables et fixes.

       – De quels moyens disposait-il ? murmura Clara… Quand vous verrez l’usine, vous serez affolé. Il a fallu qu’il vienne avec des complices en grand nombre, des machines, des instruments… C’est fou.

       Muscat lui sourit. Ils parlaient peu, se bornant à des banalités, au milieu du grouillement cosmopolite (au sens le plus parfait du mot), qui régnait dans cet astrodrome où les humanoïdes de cent mondes différents allaient et venaient, petits ou gigantesques, blancs, noirs, rosés, rouges, bleus, jaunes ou verts de peau, avec des systèmes pileux aux tons les plus ahurissants, des oreilles immenses ou des yeux minuscules, des torses maigrelets ou des jambes incroyablement développées, et mille autres différences morphologiques, en une variété infinie de types.

       Mais l’homme, toujours l’homme, du pygmée au titan, tel que la main du Créateur l’avait tiré d’un moule unique et répandu à travers les galaxies.

       Si Clara et son compagnon étaient si discrets, c’est que, en permanence, ils continuaient à porter en eux, comme fœtus encombrants, Hoonf et Ek’Tbi, inévitables compagnons.

       Muscat avait fini par admettre que, si son jumeau parasitaire le surveillait, il ne plongeait cependant pas dans sa pensée, bien qu’il fût vraisemblablement logé dans son cerveau. Mais il le voyait et l’entendait en permanence, et c’était beaucoup trop.

       L’inspecteur dégustait son whisky à petites gorgées, avec une satisfaction intense. Il détestait le ztax, dont les sectaires du Dragon de l’Espace l’avaient généreusement abreuvé. Il préférait un vieux Gilbey’s de la Terre, cuvée déjà antique, qu’il retrouvait avec plaisir. Clara, près de lui, montrait un pâle sourire. Une nouvelle étape était franchie.

       Le Gorrix,  tournant, invisible dans le ciel lunaire, les avait débarqués près de l’astrodrome. On les avait subtilement introduits dans les caravansérails lunaires, avec de faux papiers. Le Dragon de l’Espace prévoyait tout. Maintenant, plus de relations avec les hommes d’argent. Mais les deux êtres-globes, introduits dans leurs crânes respectifs, gardaient sans doute le contact avec le Gorrix  et son mystérieux équipage.

       Muscat avait été amené à penser que le Dragon, secte émanant de quelque monde lointain, peut-être extragalactique en dépit des assertions du speaker, devait se composer d’êtres-globes, de nature inconnue et non humaine. Ces êtres animaient les robots d’argent et utilisaient certains personnages, tels que Hodquikk Sâr, pour de basses besognes.

       Il pensait avec amertume que Clara et lui étaient arrivés à ce stade et n’étaient, provisoirement, que les émissaires du Dragon.

       On avait utilisé, depuis le Gorrix,  la ceinture-émetteur de Hodquikk Sâr. Aknôr avait été stupéfait de recevoir un tel message. Il lui avait été dit que le Dragon de l’Espace avait supprimé son envoyé, l’homme bleu, capté la valise aux êtres liquéfiés, et, maintenant, lui envoyait un messager, en compagnie de quelqu’un qu’il connaissait bien : Clara Délier.

       Le Dragon de l’Espace offrait la paix ou la guerre. Aknôr, troublé sans doute, avait accepté de faire prendre, à Copernic, les deux personnages.

       Muscat avait objecté aux êtres du Dragon que, si lui ne risquait pas grand-chose chez Aknôr, et de toute façon, il y ferait son métier, le mystérieux savant pouvait être irrité contre Clara. C’est alors qu’il avait reçu l’assurance que Hoonf et Ek’Tbi sauraient les protéger l’un et l’autre. Le Dragon avait, lui aussi, de puissants moyens.

       N’ayant plus le choix, et fort soucieux de porter en lui un membre de la secte, Muscat avait accepté, essayant de penser le moins possible pour ne pas se sentir découvert.

       Mais, de toute façon, le Dragon de l’Espace au grand complet devait se méfier de lui. Il ne pouvait cependant stopper son mouvement cérébral. Ainsi, il avait évoqué la mort de Hodquikk Sâr. Vraisemblablement, l’homme bleu, agent double jouant sur deux tableaux, avait été assassiné par un être-globe, introduit dans son crâne, peut-être à son insu. Et Muscat était épouvanté.

       Il n’en disait rien à Clara, pour ne pas l’effrayer, et aussi parce que Hoonf entendait tout.

       Ce fut d’ailleurs l’être parasite qui le prévint :

       – Voilà l’envoyé d’Aknôr.

       Une pensée semblable était soufflée par Ek’Tbi dans le cerveau de Clara. L’inspecteur et la jeune fille se regardèrent puis se tournèrent ensemble vers un personnage qui arrivait au bar.

       Portant un scaphandre pressurisé, il en avait retiré le casque-masque.

       Clara murmura :

       – Nous nous connaissons, lui et moi.

       L’homme, un grand type maigre, totalement chauve, aux yeux quasi translucides des Vénusiens, s’inclina :

       – Salut, Clara.

       – Salut, Wehaho.

       – Le docteur vous attend.

       Muscat lui offrit un whisky et ironisa à l’adresse de Hoonf et d’Ek’Tbi, regrettant de ne pouvoir convier les êtres à cette tournée. Mais, soit que vraiment ils ne puissent lire dans sa pensée, soit qu’ils n’appréciassent nullement l’humour terrien, ils ne réagirent pas.

       Un instant après, Clara, Muscat et le Vénusien quittaient le bar de l’astrodrome.

       Formalités. Lecture électronique des passeports. Vérifications des cartes de Wehaho qui arrivait avec une aéroto et devait, en principe, emmener ses compagnons à Maurolycus.

       Tout se passa fort bien alors que tout était faux, bien entendu. Et l’aéroto ne tarda pas à s’envoler au-dessus des fantastiques paysages lunaires, pilotée par Wehaho, emmenant Clara et Muscat.

       Et la valise de Hodquikk Sâr.

       Seulement, cette fois, elle ne contenait plus qu’un seul flacon. Le Dragon gardait les trente-huit autres, pour les faire étudier par ses spécialistes qui ne désespéraient sans doute pas d’arriver, avant même de signer un pacte avec Aknôr, à trouver le secret de la fréquence ZZ.

       Clara avait été autorisée à emmener un seul flacon.

       Celui contenant, sous forme d’un peu de liquide, Luigi Varlini réduit en cet incroyable état.

       Tout avait été prévu, calculé, étudié soigneusement. Si Aknôr acceptait les conditions proposées par le Dragon, il devrait commencer par redonner à Luigi sa forme première, grâce au convertisseur ZZ.

       Muscat, lui, se réservait d’utiliser la situation. Son devoir demeurait tout tracé. Perdre le Dragon et perdre Aknôr.

       Mais le moment n’était pas venu d’alerter M. Lepinson et de faire à l’Interpol-Interplan un rapport détaillé sur cette fantastique aventure.

       Clara gardait la valise sur ses genoux. Elle veillait sur le flacon comme une mère sur son enfant, une amoureuse sur son amant. Car c’était vraiment cela pour elle. Elle avait assisté, dans une épouvante sans nom, à la réduction en liquide d’un homme jeune, fort et beau. Elle savait qu’il vivait là, d’une vie stagnante, semi-consciente, quasi minérale. Mais il vivait.

       Elle avait participé à des reconversions, vu renaître des liquéfiés. Ils avaient du mal à se réadapter et ne se souvenaient que vaguement. Leurs réactions étaient celles des anesthésiés, après de longues périodes d’inconscience, en dépit d’une certaine perception des événements. Malheureusement, Clara savait qu’il y avait quelquefois des accidents. Certains ne pouvaient se réadapter et mouraient de lésions cardiaques ou de troubles du sympathique atteignant un état aigu.

       Aussi continuait-elle à trembler pour Luigi. Comment revivrait-il ?

       Bien qu’elle ait peu parlé, gênée par Ek’Tbi qui vivait en elle, Clara avait tout de même confié ses angoisses à Muscat :

       – L’essentiel est qu’Aknôr nous écoute, et rende la vie à Luigi.

       Il l’avait gentiment rassuré. Luigi était jeune et sain. Il se réadapterait normalement.

       Mais il faudrait convaincre Aknôr.

       Muscat gardait ses doutes pour lui. Il conservait donc le silence, regardant le spectacle des paysages lunaires, dont la beauté sauvage coupait le souffle et dont on ne se blasait jamais.

       Où était-on ? Il y avait longtemps que les coupoles de l’astrodrome de Copernic s’étaient perdues au loin. Bien sûr, l’aéroto ne filait pas vers Maurolycus. Vers quel point de la Lune ? Inutile, sans doute, d’interroger Wehaho, même si le Gilbey’s du bar l’avait mis en bonnes dispositions.

       Le pilote vénusien savait sans doute ce que cela coûtait de trahir Aknôr et ne devait avoir guère envie de se retrouver en flacon.

       Muscat rongeait son frein. Il pensait qu’on filait vers la mer des Pluies. S’il ne se trompait pas, il apercevrait un peu plus tard la formidable chaîne des Apennins lunaires. Ensuite…

       Comme la petite planète lui semblait grande, à présent. Il n’y avait pas, en tout, dix centres habités. Hors les quelques points où s’étaient établis les humains, soit pour y trouver des relais, soit pour fouiller le sous-sol richissime du satellite, ce n’étaient que les immensités désertiques depuis l’antique disparition de la race lunaire, lors du cataclysme qui avait privé la planète d’atmosphère et d’eau. Tout à coup, il tressaillit légèrement.

       – Attention ! Le pilote va avancer la main et toucher un bouton sur le tableau de bord.

       Hoonf lui parlait. Il vit Clara qui sortait de sa rêverie. Les jolies mains fines se crispaient sur la valise.

       « Ek’Tbi lui parle, la prévient également ».

      Il ne faut pas que Wehaho atteigne ce bouton.  

       La phrase avait été comme prononcée en lui, si nettement qu’il en fut stupéfait. Jamais l’être mystérieux n’avait été aussi formel.

       Il pensa alors à ce qu’avait dit Clara : lors des transferts, pour interdire toute vision à ceux qui venaient ou arrivaient, Aknôr les faisait anesthésier au moyen d’un gaz spécial.

       Hoonf insista, ordonnant littéralement à Muscat de frapper le pilote.

       Lisait-il sa pensée ? Ou allait-il au devant des objections ?

       – Un coup de plat de la main… Vous êtes expert, Inspecteur Muscat.

       Muscat hésitait. L’autre insista :

       – Vite ! Dans quelques minutes, il sera trop tard…

       Clara le regarda. Il lut dans ses yeux qu’elle savait, qu’Ek’Tbi lui disait, à elle aussi.

       Et il entendit la menace :

       – N’oubliez pas que la vie de Luigi Varlini est précaire… et que nous avons encore trente-huit otages…

       Muscat ne recula plus. Le Dragon le tenait bien. Après tout, il fallait se laisser aller.

       Il se leva d’un bond, se rua sur le Vénusien. Celui-ci ne vit pas venir l’attaque et tomba, le nez sur les commandes, assommé net.

       Muscat ruisselait de sueur. Cette agression lui semblait lâche, ignoble, indigne de lui. Hoonf suggéra :

       – Prenez le volant, Inspecteur, et dirigez l’aéroto. Aknôr l’attire à distance. Et merci de ce que vous avez fait. Car le pilote allait libérer le gaz soporifique. Lui ne risquait rien, son casque possédant un filtre convenable. Mais Clara et vous, neutralisés, seriez arrivés à l’usine ZZ sans rien voir. Ce qui est grave, c’est que nous, Ek’Tbi et moi, en vous, eussions presque infailliblement succombé. Nous ne pourrions résister à votre léthargie…

       Muscat retint à peine une exclamation. Il freina son cerveau, chercha à ne plus penser.

       Si vraiment Hoonf pouvait le deviner…

       L’être, imprudemment, lui révélait une faiblesse. Et Muscat pourrait tôt ou tard, exploiter ce fait.

       Mais il dirigeait mal l’aéroto. Il repoussa le corps du Vénusien, et jeta soudain un cri, constatant que l’appareil piquait vers le sol.

       Clara était devenue livide. Ce n’était pas à elle qu’elle pensait, sans doute. Mais à Luigi. Au flacon qui enfermait Luigi. Et, dans un réflexe de femme aimante, elle serrait la valise contre son cœur, imaginant déjà les conséquences possibles du moindre choc.

       Hoonf se rendait parfaitement compte, lui aussi, du péril que couraient l’aéroto et ses passagers.

       Il se mit à donner à Muscat des indications précises pour redresser l’appareil.

       L’inspecteur tenta d’obéir. Vainement. Des commandes semblaient bloquées.

       – Mille comètes du diable ! jura Muscat. Ne m’aviez-vous pas dit, Ek’Tbi et Hoonf, qu’Aknôr nous attirait à distance ?

       Il entendit la réponse, nette et mystérieuse, au fond de lui-même :

       – C’est vrai… Mais Wehaho, dans sa chute, a faussé des manettes. Il y a quelque chose qui ne fonctionne plus.

       Muscat vit, à la vitesse de la foudre, les conséquences possibles de l’incident. Non seulement ils allaient percuter le sol lunaire, Dieu savait dans quelles circonstances et avec quels dégâts, mais encore ils seraient perdus quelque part dans l’immensité de l’océan des Tempêtes, parmi les rocs fantastiques, les cratères innombrables, le grand silence de la Lune, et ils ne parviendraient pas jusqu’à l’usine ZZ.

       Il sentait les gouttes de sueur perler à son front. Le Vénusien, bien choqué, ne bougeait plus. Clara, les yeux clos, devait prier, au nom de cette foi qui lui avait été révélée par l’amour que lui inspirait Luigi.

       Muscat lutta encore quelques instants. Mais l’aéroto ne réagissait plus.

       Aknôr tentait-il d’agir ? Mystère ? Toujours est-il que le sol tourmenté du satellite de la Terre se rapprochait de plus en plus.

       – Nous ne nous écraserons pas. Mais nous risquons de « casser du bois », comme disaient nos préhistoriens des communications volantes. Et je…

       Hoonf, dès cet instant, dut se rendre compte qu’il ne pensait même plus.

       Clara se crispait sur la valise. L’aéroto croulait sur le sol lunaire…

      

      

      

CHAPITRE II

 

        

       Muscat gardait une incroyable lucidité. Il se rendait compte des moindres détails de la chute. Jusqu’au bout, il demeura au siège du pilote, auprès de Wehaho, inerte, crispé sur les commandes, tentant désespérément de redresser la situation.

       En vain. Il vit venir le terrain tourmenté, et l’aéroto s’enfonça dans l’épaisse couche de poussière de météorites qui recouvre pour la plus grande partie les mers sans eau de la petite planète.

       C’est grâce à cette particularité, d’ailleurs, que l’engin ne fut pas totalement broyé avec ses occupants. Il pénétra comme un coin dans le revêtement poussiéreux, ce qui souleva une immense colonne nuageuse qui, en raison de la faible pesanteur, s’étala lentement, et stagna, pendant des heures au-dessus du paysage.

       Muscat avait senti glisser Clara, qui serrait désespérément la valise. Bien qu’un peu étourdi par le choc, il réalisa :

      – Nous sommes immobilisés. On ne voit rien à cause de la poussière… Mais, quand le nuage sera dissipé…

       Cela menaçait d’être long, la Lune ignorant le vent, et les particules, si légères, risquant de flotter encore longtemps.

       Toutefois, l’appareil semblait demeurer étanche, ce qui était le principal. La moindre fissure eût été redoutable, l’air respirable risquant de s’enfuir dans le vide lunaire.

       Muscat se pencha sur Clara, qui semblait évanouie, mais sans avoir lâché la précieuse valise contenant Luigi Varlini liquéfié.

       Il lui sembla, à ce moment, que Hoonf lui disait, quelque chose.

       Quelque chose de terrible. Comme un S.O.S. désespéré. Comme une alerte à la mort…

       Muscat eut juste le temps de comprendre qu’un péril effroyable les menaçait. Mais il ne réalisa pas et, brusquement, il se sentit faiblir et, lui qui avait tenu le coup pendant l’alunissage brutal, il sombra dans le néant…

       Il ne devait pas savoir combien de temps avait duré son évanouissement. Quand il ouvrit les yeux, il eut quelque peine à se souvenir. Il se demandait où il était. Autour de lui, tout prenait un aspect bizarre. Finalement, il se secoua, s’étira, se leva en trébuchant, pas encore très solide.

       Il éprouvait des nausées, comme s’il avait avalé quelque drogue. La bouche pâteuse, il regretta de ne pouvoir avaler un bon whisky-soda, ou quelque chose d’approchant.

       Et puis il vit où il se trouvait. La mémoire lui revint.

       Il était encore dans l’aéroto sinistrée. L’appareil était à demi enfoncé dans la couche poussiéreuse, mais le nuage était très dilué, bien qu’encore existant, ce qui prouvait que Muscat était resté inconscient pendant des heures.

       À travers le dépolex qui enveloppait totalement l’engin, il voyait l’extraordinaire paysage de la Lune, ce décor impressionnant, émouvant au possible, dont l’œil humain ne se lassait jamais d’admirer l’austère beauté.

       Près de lui, Wehaho encore inerte. Et Clara, qui gémissait doucement le nom de Luigi, en crispant ses mains sur la valise, au hasard, ne se rendant pas encore bien compte…

       Il sourit de satisfaction. Sa petite camarade était indemne. Il l’aida à se relever, la remit sur son siège. Elle soupira, pleura. Il la laissa se remettre, les sanglots, nerveux et convulsifs, la libéraient. Il lui expliquerait après.

       Mais quelque chose le gênait, créant en lui une insurmontable angoisse.

       Il ne pouvait réaliser ce que c’était. Il cherchait à analyser, et ressentait une impression de douleur, de blessure. Mais cela demeurait du domaine psychique. Se palpant, s’examinant, il constata qu’il s’était fort bien tiré de l’alunissage. Il avait encore des haut-le-cœur, c’était tout.

       Et il constata que Clara, elle aussi, semblait incommodée. Le Vénusien, qui commençait à bouger, grimaçait, claquait du palais, et éructait avec un air de profond dégoût.

       – Par tous les diables du cosmos, on nous a drogués, ou bien…

       Soudain, il réalisa. Il se précipita vers le tableau de bord. Non, il n’y connaissait pas grand-chose. ,Mais il se doutait de ce qui s’était passé.

       Les envoyés du Dragon de l’Espace l’avaient averti. Wehaho ne devait pas toucher certain bouton, ne pas libérer le gaz soporifique destiné à anesthésier ceux qui arrivaient dans l’antre du docteur Aknôr.

       Or ce qu’il avait empêché en assommant le pilote s’était produit tout de même au moment de la chute, incident non prévu au programme.

       – Le gaz a été libéré… Nous avons dormi… Maintenant, il se dissipe, je ne sais trop pourquoi…Ah ! l’aération continue à se faire automatiquement, c’est pour cela… Mais alors…

       Il pensa aux hôtes forcés de son organisme et de celui de Clara, les êtres fluidiques, les globes de lumière bleue qui s’étaient incrustés dans leurs cerveaux et leur suggéraient tant de choses.

       Toujours, il croyait traîner un corps blessé, meurtri, presque mourant, alors qu’il se trouvait intact.

       Il comprit, c’était Hoonf.

       Cette fois, il l’appela, mentalement ; tentant un dialogue avec le mystérieux personnage qui était caché dans son crâne.

       Il dut s’y prendre à plusieurs reprises. Enfin, la réponse vint, lointaine, quasi imperceptible.

       Muscat, bien qu’il n’éprouvât guère de sympathie pour les sectaires du Dragon de l’Espace, en ressentit une profonde pitié.

       Hoonf se plaignait. L’être appelait au secours, suppliait qu’on le secourût. De quelle nature était-il ? Ce n’était pas un humanoïde, ni un animal, ni même un végétal.

       Mais, incontestablement, il vivait. Il était la vie. Et Robin Muscat, en tant qu’humain, se fût méprisé de lui refuser son aide.

       Et lui qui, jusqu’alors, se gardait de ses propres pensées, lui qui se refusait à répondre le plus souvent aux injonctions de ce parasite de son cerveau, il se concentra, fermant les yeux pour échapper au monde visible, il envoya toute la puissance de sa pensée vers Hoonf, qui devait se trouver quelque part parmi les neurones ; vers cet ennemi, ce geôlier de son crâne, parce qu’il fallait l’aider à ne pas mourir.

       Le contact s’établit. Hoonf comprit qu’on l’aidait, qu’on venait à lui.

       Il luttait, Robin Muscat le comprenait bien. Il ne voulait pas mourir, bien qu’il fût gravement atteint. Et l’inspecteur de l’Interplan se souvenait de ce qui lui avait été dit. Le gaz soporifique risquait d’être mortel pour les envoyés du Dragon logés dans les circonvolutions cérébrales des humains.

       C’est ce qui s’était produit. Hoonf avait été gravement touché.

       Muscat brûlait d’interroger Clara. Ressentait-elle quelque chose ?

       Qu’était devenu Ek’Tbi ?

       Mais le Vénusien se remettait péniblement sur pied et Muscat songea que ce n’était pas le moment de parler devant lui. À aucun prix, le docteur Aknôr ne devait savoir la présence des êtres mystérieux.

       Cependant, Muscat luttait toujours pour aider Hoonf. Il tenta de l’interroger. Hoonf finit par lui faire savoir, péniblement, qu’Ek’Tbi ne répondait plus, qu’il était certainement mort, tué par l’anesthésie de Clara.

       Donc la jeune fille était libérée. C’était toujours cela. Peut-être Muscat eut-il la tentation de laisser périr Hoonf, de s’en débarrasser puisque le plus fort était fait.

       Mais cette pensée lui fit horreur et, de nouveau, il lança ses pensées les plus actives au secours de son ennemi.

       Cependant, Wehaho se remettait. Il était légèrement blessé et lui, portant toujours son casque, n’avait pas été endormi par le gaz. Seulement, le choc de l’alunissage avait provoqué en lui un second évanouissement.

       Il commençait à réaliser et, brusquement, reconnaissant Muscat, il l’invectiva :

       – Bougre de s… ! C’est vous qui m’avez attaqué ! Vous avez fait du beau travail… Nous sommes perdus… En plein océan des Tempêtes, à des milliers de miles de Copernic.

       Muscat n’avait guère envie de discuter. Après tout, c’était lui l’agresseur et il avait tort, au départ, bien que Wehaho, complice d’Aknôr, ne fût probablement pas un homme bien intéressant.

       – Ça va ! dit-il. Vous ne comptez pas sur les Sélénites pour nous aider, non ? Votre petit ami Aknôr viendra bien à notre secours.

       Wehaho retirait son casque. Il saignait de la tempe :

       – Je vais vous panser, Wehaho, proposa Clara.

       – Vous aussi, foutez-moi la paix, grogna le Vénusien.

       Il leur jetait de mauvais regards. Cependant, Clara avait ouvert la valise, constaté avec joie que le flacon était intact. Elle se remit à le couvrir de baisers et piqua une nouvelle crise de larmes, tout en accablant la petite bouteille de caresses.

       Robin Muscat, qui commençait à être blasé sur ce genre de manifestations amoureuses, se remit à communiquer avec Hoonf.

       L’être mystérieux le remercia de son aide, le pria de penser à lui de nouveau en éliminant, si possible, toute idée corollaire.

       Muscat acquiesça. Il s’assit, la tête dans ses mains, se concentra, s’évertuant à ne pas entendre les pleurs et les mots d’amour que Clara continuait à prodiguer à Luigi liquéfié.

       Mais Wehaho, lui, qui avait trouvé une trousse de pansements, essuyait le sang coulant de sa blessure, tout en recommençant à couvrir d’injures celui qu’il tenait pour responsable de la catastrophe, ce en quoi, d’ailleurs, il n’avait pas tout à fait tort.

       Muscat, que cela exaspérait, et qui ne pouvait plus trouver le contact avec Hoonf, se leva d’un bond, grondant :

       – La ferme ! Vénusien… Ou je vous envoie dans les décors une fois de plus.

       Il était si menaçant que Wehaho recula. Cependant, il grinça :

       – Quand on sera à l’usine, ça se réglera… Et Aknôr vous fera faire connaissance avec la fréquence ZZ…

       – Très bien. Je saurai comment ça se passe. Tout ce que je demande, si vous y passez aussi, c’est qu’il ne nous colle pas dans le même flacon, je serais en trop mauvaise compagnie…

       Wehaho lui jeta un mauvais regard et continua son opération pansement.

       Muscat se remit à travailler mentalement. Il se concentra sur l’idée — Hoonf, revit aussi nettement que possible le globe luminescent, sa belle couleur bleue, chercha à retrouver le bruit de ses vibrations au moment où il lui était entré dans le cerveau.

       Petit à petit, il recréait Hoonf, perdu, en mauvais état, au fond de son cerveau, comme une image oubliée. Plus il pensait à lui, plus l’autre se sentait revigoré, et le lui faisait savoir télépathiquement.

       Si bien qu’au bout d’une heure de ce régime, Hoonf assura qu’il revivait. Certes, il était fort touché. Du moins pouvait-il penser qu’il survivrait, et que, avec l’aide de Muscat, il reprendrait le contact avec le Dragon de l’Espace.

       L’inspecteur réalisa à ce moment que, sous prétexte d’humanité, il se faisait tout bonnement l’auxiliaire, voire le complice, de la secte mystérieuse, de ces êtres qui venaient on ne savait de quelle galaxie.

       Mais, pour l’instant, il n’y avait qu’une chose à faire : se sortir de là.

       Wehaho, d’ailleurs, s’y employait. Le pansement terminé, il s’évertuait à remettre en état le poste radio du bord, qui avait souffert dans le choc.

       Muscat n’y connaissait pas grand-chose, et Clara avouait que les communications radio n’étaient pas sa spécialité scientifique.

       Ils nageaient tous, ayant, malgré leur haine, mis leurs efforts en commun.

       C’est alors que Muscat entendit, en lui, Hoonf, décidément reprenant du poil de la bête, qui lui suggérait les manœuvres à exécuter.

       Subitement, Muscat, écoutant son parasite cérébral, se mit à dire tout haut ce qu’il fallait faire :

       – Là, le fil déconnecté, il faut le ressouder… Et ce tube cathode, n’y a-t-il pas une fissure ? Il faut le remplacer… Et ces plots qui sont brisés.

       Ah ! Branchez donc cette triple prise…

       Wehaho le regarda d’abord de travers. Clara, elle aussi, paraissait surprise, mais Muscat lui fit un clin d’œil et elle comprit.

       Le Dragon de l’Espace avait du bon.

       Le Vénusien, cependant, sans mot dire, s’était mis à obéir, pensant sans doute que Muscat pouvait avoir raison, à mille années de lumière de se douter que l’inspecteur portait, en son crâne, un être extragalactique à la science extraordinairement développée.

       Ce bizarre travail dura deux heures. Après quoi, le poste se remit à fonctionner.

       Wehaho obtint le duplex avec l’usine ZZ. Il raconta brièvement qu’ils avaient eu un accident en plein océan des Tempêtes. Aknôr se fit donner des précisions sur la position. Wehaho fournit des coordonnées, mais sans doute étaient-elles codées car Muscat n’y comprit rien et ne put absolument pas situer le point de chute de l’aéroto.

       Car l’océan des Tempêtes, sur la Lune, c’est très vaste.

       Aknôr se renseigna sur les passagers. Il sut qu’ils étaient indemnes, ainsi que le flacon contenant Luigi Varlini. Le maître de la fréquence ZZ annonça alors qu’ils n’avaient plus qu’à s’armer de patience et qu’il envoyait une expédition de secours.

       Tous trois (avec l’invisible Hoonf et Luigi en bouteille) durent donc se résigner à se supporter pendant encore trois bonnes heures.

       Wehaho feignait d’ignorer ses compagnons, ce qui arrangeait les choses. Muscat causa bien un peu avec Clara, mais ils se méfiaient. Muscat ne voulait être entendu, ni du Vénusien comparse d’Aknôr ni de Hoonf, envoyé du Dragon de l’Espace.

       Et Clara, comprenant ses raisons, ne disait que des banalités. Elle lui fit seulement comprendre qu’elle ne ressentait plus rien dans son crâne, ce qui lui confirma les dires de Hoonf. Ek’Tbi avait été tué, moins heureux que son camarade.

       Enfin, sur le paysage où la lumière froide et dure ne changeait pas, dans l’immensité des rocs formidables, parmi les cratères et les murailles titanesques, ils virent, au loin, une chose mouvante qui semblait venir dans leur direction.

       – Le hanneton lunaire, dit Wehaho, sortant soudain de sa torpeur. On est sauvé.

       Clara exprima sa satisfaction par un soupir et, encore une fois, elle posa ses lèvres sur le flacon ZZ.

       Muscat essayait de demeurer calme. Mais, lui aussi éprouvait une impression d’immense libération. Et il regarda venir l’étrange véhicule.

       Un hanneton, c’était à peu près cela que l’engin évoquait. Le corps même du véhicule était un wagon miniature, en métal blanc, surmonté d’une coupole de dépolex pour le pilote. Ce parallélépipède, long de huit mètres et large de quatre, possédait douze « pattes ». Car c’étaient vraiment des pattes, articulées et inspirées des membres de crustacés, avec rotules évoluant dans tous les azimuts. Ainsi, très adroitement commandé, le hanneton avançait bizarrement, mais prenant toujours appui sur les innombrables accidents de terrain du sol lunaire.

       Les pattes entraient profondément dans la poussière et le hanneton laissait derrière lui un sillage nuageux, provoqué par les particules que la pesanteur affaiblie avait peine à faire retomber. Mais s’il n’allait pas extrêmement vite, il progressait sans hésiter et demeurait stable au-dessus du terrain le plus tourmenté qu’on puisse trouver dans le cosmos.

       Le hanneton rejoignit l’aéroto. Quatre hommes en scaphandre, évoluant normalement grâce à des ceintures gravitationnelles, quittèrent l’engin et vinrent délivrer les occupants de l’appareil sinistré, leur faisant coiffer des casques respiratoires pour passer dans le vide lunaire.

       Clara emmenait Luigi et Muscat portait Hoonf.

      Wehaho ricanait, jubilant, se trouvant victorieux. À bord, d’autres hommes, de races diverses, attendaient les rescapés. L’un d’eux jeta un ordre et Muscat fut saisi, garrotté, jeté dans un coin.

       – Ordre du docteur Aknôr. Vous êtes considéré comme dangereux.

       Clara était effrayée. Elle serrait le flacon de Luigi contre son cœur.

       L’inspecteur demeurait impassible. La situation lui semblait critique.

       Mais, au fond de lui, il entendait une petite voix murmurer :

       – Courage. Le Dragon de l’Espace ne vous abandonne pas…

      

      

 

      

        

CHAPITRE III

 

        

       Le hanneton progressait. Ses douze pattes allaient, venaient, se posaient, mues à la fois par le moteur atomique, l’adresse du pilote, et un système d’ondes qui lui permettait de recréer l’adresse du chat, lequel est capable de poser ses pattes arrière sans la moindre erreur.

       En effet, chaque membre articulé « savait » où il allait prendre contact avec le sol, même en dépit de l’épaisseur de poussière météoritique. Le radar indiquait l’obstacle, le péril, la fissure risquant de coincer ou le trou ne présentant pas de résistance.

       Ainsi, subtil et vif, ressemblant d’ailleurs dans certains mouvements bien plus à une araignée qu’à un hanneton, l’étrange et monstrueux insecte de métal pouvait évoluer dans le grand silence de ce monde glacé.

       Sûr de lui, docile à son pilote, soucieux de son équipage, cette bête de métal avançait, semblant parfaitement conçue pour évoluer dans un pareil décor, là où il n’y avait ni air ni vie autre que celle des engins qui lui étaient semblables.

       Le hanneton progressa longuement à travers l’océan des Tempêtes. Il franchit des gouffres, par un merveilleux équilibre des pattes susceptibles de s’étendre et de se poser alors que d’autres se repliaient au-dessus du vide, il escalada, avec des allures de mouche, des parois abruptes, contourna d’énormes abîmes, évita les cratères, gravit les parois formidables des murailles circulaires qui dressent leurs géants remparts, se faufila dans d’étroits ravins et passa des défilés impressionnants.

       Toujours pratiquement stable, magnifiquement suspendu entre les douze membres qui se ployaient, se pliaient, se courbaient à angles plus ou moins ouverts, il reflétait, sur ses parois argentées, la lumière glaciale qui tombait des étoiles et du globe de la Terre, lequel roulait au firmament noir son immense tache verte.

       La poussière se soulevait à son passage, laissant derrière lui une imposante traîne, un sillage quelque peu volant, qui évoluait avec une majesté presque comique, et n’arrivait pas à se diluer, à redescendre. Le hanneton ne s’en souciait guère et il continuait, patte par patte, en un incessant mouvement de scolopendre bien organisé, à emmener son équipage vers l’antre du docteur Aknôr.

       Clara connaissait plusieurs des hommes du bord. Mais elle n’avait échangé avec eux que des propos sans importance. Elle tremblait un peu pour Muscat, beaucoup pour Luigi.

       On lui avait laissé valise et flacon après lui avoir dit, non sans quelque méchante ironie, qu’elle n’aurait qu’à remettre le tout à Aknôr lui-même, qui l’attendait. Clara n’avait pas d’illusion à se faire. Le physicien fantastique savait qu’elle avait voulu le trahir. N’était-ce pas lui qui avait songé à la faire assassiner par Hodquikk Sâr, lequel paraissait répugner à ce genre de besogne ?

       Quant à Muscat, son action envers le Vénusien avait tout embrouillé.

       Certes, elle pensait au Dragon. Mais moins. Parce qu’elle ne sentait plus la présence d’Ek’Tbi dans son cerveau. Et la jeune fille se disait qu’avec un fiancé en bouteille et un allié ligoté, perdus dans une partie de la Lune qu’ils étaient bien incapables de situer, ils pouvaient considérer la situation comme désespérée puisque les êtres mystérieux ne pouvaient même pas venir à leur secours, le contact étant perdu, croyait-elle, avec le Gorrix.  

       Elle n’était pas loin de la vérité. Ek’Tbi n’était plus et, quant à Hoonf, il ne survivait que grâce aux influx mentaux que lui envoyait Muscat.

       L’inspecteur de l’Interplan n’était pas très optimiste. Il cherchait, autant que sa posture de captif le lui permettait, à entrevoir le paysage.

       Mais il était fort mal placé. Parfois, les évolutions du hanneton lui révélaient, à travers la coupole, un mont blafard et luisant sous le ciel noir, une constellation surplombant un pic, ou bien des falaises majestueuses, dix ou vingt fois plus hautes que les plus hautes falaises de la Terre.

       Tout cela ne lui disait pas grand-chose. Il était même vraisemblable, étant donné la façon dont s’était passée la conquête de la Lune, que jamais, en dehors d’Aknôr et de ses sbires, les humanoïdes n’avaient mis le pied dans cette contrée.

       Toutefois, tout comme Clara d’ailleurs avec laquelle il ne pouvait qu’échanger des regards qu’il voulait encourageants et qui n’étaient que navrés, Muscat vit qu’on avançait vers une chaîne montagneuse. Bientôt, la paroi de roc domina le hanneton et il ne fallut pas être grand clerc pour se rendre compte qu’on pénétrait dans une caverne.

       C’était, en effet, une grotte de proportions inconnues. Le hanneton s’y promenait à l’aise, emmenant ses passagers dans des ténèbres qu’il combattait par des phares disposés le long de sa carène, et qui révélaient des bribes d’univers, des relents de monde. C’était dans de telles cavernes, alors que les Terriens dégénérés après l’âge d’or en étaient arrivés à vivre comme des bêtes ou presque, avant leur remontée vers la civilisation, que les Sélénites d’origine avaient fini leur existence lors du grand cataclysme qui avait fait de la Lune un monde mort.

       Mais on ne voyait pas grand-chose. Parfois, un projecteur accrochait dans son faisceau de lumière une théorie de stalactites incroyablement élevées. Elles jetaient alors mille feux étincelants, mais la féerie retournait tout de suite à l’obscur.

       Ou bien, les taches de clarté révélaient des vestiges de ce qui avait été l’art sélénite. Et des statues géantes, taillées à même le roc, tournaient vers le hanneton leurs grands yeux morts, sans le voir sans doute, perdues qu’elles étaient dans le rêve cent fois millénaire d’une humanité disparue, celle qui les avait créées.

       Un archéologue eût été fou de joie. Mais les hommes d’Aknôr ne songeaient guère à étudier le passé lunaire. Ils revenaient de mission, c’était tout.

       Le hanneton avança le long d’une sorte d’appontement naturel, fait d’une corniche très allongée, lancée sur un vide impressionnant. Plus rien n’apparaissait. Même derrière la bête de métal, les projecteurs n’éclairaient plus la falaise proprement dite.

       Mais, à l’extrémité de la corniche, une sorte de disque blanc, parfaitement circulaire, fait de métal, se trouvait accolé, comme s’il flottait au-dessus du vide.

       Le hanneton s’y engagea. Le disque était assez large pour le supporter tout entier.

       L’engin, alors, replia pour la première fois ses douze pattes en un mouvement synchrone, et la carène se posa à même le disque, entre les membres qui, dans cette position, lui donnaient plus que jamais l’apparence arachnéenne.

       Le disque se détacha tout seul, flotta au-dessus du vide et, très stable, commença à descendre.

       À bord, un des hommes surveillait un cadran où commençait à tressauter une aiguille.

       – Trois mille… trois mille cinq… Attention !

       Le disque, portant le hanneton, semblait perdu dans le grand vide noir.

       Mais, de nouveau, une paroi rocheuse apparaissait. Le disque transporta l’engin vers une autre corniche qui, celle-là, avait été aménagée par la main de l’homme. Parfaitement polie, elle montrait dans la falaise une ouverture également rigoureusement géométrique. Le disque y amena le hanneton qui se remit à fonctionner de façon autonome. Le disque demeura, suspendu dans le vide par les champs de force, tandis que le hanneton s’encastrait dans l’ouverture géométrique, dont les angles se mirent à glisser les uns sur les autres de façon à épouser exactement la forme du véhicule lunaire.

       Pour la première fois, à l’intérieur, Muscat et Clara entendirent un bruit extérieur, tout s’étant jusqu’alors, même dans la caverne géante, déroulé dans le silence le plus absolu du monde privé d’air.

       Muscat pensa que ces vibrations étaient d’origine pneumatique. On pénétrait dans un sas. On était arrivé…

       … Chez le docteur Aknôr.

       À l’usine ZZ,  là où on liquéfiait les hommes pour les transporter plus aisément d’un univers à l’autre.

       Les hommes de l’équipage se préparaient à descendre. Plus de précautions, on n’avait plus besoin des casques. Clara fut invitée à sortir du hanneton, ce qu’elle fit, serrant toujours la valise. Muscat se demanda s’il verrait encore longtemps la charmante enfant avec son bagage. Cela finissait par lui sembler un peu ridicule.

       Il passa dans une sorte de hangar métallique qui devait constituer le sas, pour le passage entre le monde vide de la Lune et le repaire d’Aknôr. Des couloirs, des ascenseurs, des tapis roulants…

       Des escaliers et des paliers, des carrefours et des embranchements.

      Là-dedans, du bruit. On était dans un monde aéré, artificiellement bien sûr, mais bien conditionné. Par certaines ouvertures, Muscat avait pu jeter quelques coups d’œil vers des lieux que Clara lui avait déjà succinctement décrits : dortoirs et réfectoires, laboratoires et ateliers, chambres d’habitation des plus banales ou au contraire équipées pour des expériences, avec des appareillages inouïs, qui étincelaient sous la lumière fluorescente magnétisée qui régnait dans les entrailles lunaires ainsi exploitées.

       Muscat avançait dans un cauchemar. Ainsi, c’était là le domaine de la terrible fréquence ZZ.

       Il était perplexe et anxieux. En principe, envoyé du Dragon, il ne risquait pas grand-chose. Mais tout s’était compliqué après l’agression contre Wehaho. En principe, on aurait dû à tout prix éviter l’anesthésie et préserver les êtres logés dans les cerveaux de Clara et de Muscat. Il lui semblait qu’en la circonstance, ceux-ci avaient mal manœuvré. Mais il était trop tard pour revenir là-dessus. D’ailleurs, il avait encouru la haine de Wehaho, ce qui n’arrangerait pas les choses. Puis ce fut l’entrevue avec Aknôr. On avait retiré les liens de Muscat. Près de lui, Clara se blottissait, serrant son inévitable valise et cela faisait tiquer l’inspecteur. Il en souriait, mais il était tellement énervé que ce sourire en devenait un rictus.

       Tous deux portaient de simples combinaisons de voyage que les êtres du Dragon leur avaient remises pour débarquer à Copernic. Après une heure d’attente, pendant laquelle on leur servit une collation faite d’excellentes conserves, et après avoir été autorisés à prendre une douche (Clara avait gardé sa valise à vue pendant ce temps), ils furent enfin introduits dans un bureau très simple, très austère. Ce n’était pas une nouveauté pour Clara.

       Muscat, lui, découvrait un humanoïde à peu près chauve, à la peau brunâtre, aux yeux bleus curieusement piquetés de points rubis.

       – Un natif de Pégase ? Il y en a qui ont de ces curieux regards…

       Aknôr était très calme, mais ses mains, longues et noueuses, étaient sans cesse fébriles, ce qui démentait la personnalité d’ensemble. Il dit simplement :

       – Bonjour, Clara. Bonjour, Inspecteur Muscat. Muscat demeura impassible :

       – Je m’appelle Edwig Moor. Je suis un créole martien, de parents terriens. J’appartiens au Dragon de l’Espace. Je viens de sa part.

       – Il est vrai, dit Aknôr, que vous venez ici au nom de la secte du Dragon. Mais vous êtes l’inspecteur Muscat. Robin Muscat, de l’Interpol-Interplan. Siège à Paris, Terre. Et vous dépendez du directeur, M. Lepinson. Vous étiez en train de filer mon agent, Hodquikk Sâr, quand vous avez été mis en rapport avec le Dragon. Je me trompe ?

       Muscat sourit :

       – Vous savez beaucoup de choses. Mettons ! Mais je ne viens pas au nom de l’Interplan. Seulement en celui du Dragon.

       Les mains brunes et fébriles se croisèrent. Mais leur jonction n’en tressautait pas moins, ce qui causait à la longue une sorte de malaise.

       – Donc, le Dragon vient m’offrir…

       – Un pacte, Docteur.

       À partir de ce moment. Muscat ferma les yeux une fraction d’instant, comme pour réfléchir, avec l’attitude d’un homme qui pèse ses mots. Mais là, Aknôr ne pouvait deviner ce qui se passait.

       Muscat eût été bien embarrassé, si Hoonf avait subi le sort d’Ek’Tbi. En réalité, l’être mystérieux, en sommeil depuis quelques heures, tout le temps qu’avait duré la progression du hanneton, s’était revitalisé grâce à l’impulsion mentale de Robin Muscat.

       Maintenant, il était là. Appelé par l’inspecteur, il chuchotait au fond de sa pensée. Il lui dictait, mot à mot, ses propos.

       Aknôr écoutait, ne se doutant évidemment guère de la véritable personnalité à laquelle Robin Muscat ne faisait que prêter sa voix.

       Posément, le génial physicien entendit ce que le Dragon de l’Espace lui proposait.

       La secte savait qui il était. Et à quel univers il destinait les êtres liquéfiés qu’il faisait convoyer par des voyageurs insignifiants en apparence, lesquels, à pleines valises, emmenaient des contingents d’humains transformés, qui, convertis une fois arrivés à destination, formaient des hordes d’esclaves pour régénérer la planète-patrie d’Aknôr, Weïdimir.

       Le Dragon de l’Espace félicitait Aknôr de sa science. Il lui demandait seulement de lui fournir, annuellement, un nombre d’esclaves liquéfiés, nombre qui serait à étudier et à déterminer d’un commun accord.

       Moyennant quoi, non seulement le Dragon ne lutterait plus contre l’inventeur de la fréquence ZZ, mais encore toute la secte, dont le pouvoir se disait formidable, viendrait en aide en toutes circonstances à Aknôr, l’aiderait au transport de ses précieux flacons, et le défendrait contre toute incursion des milices, armées, polices et toutes autres formations officielles des diverses constellations ainsi, bien entendu, que contre toutes les pirateries qui abondaient à travers la galaxie.

       Muscat parlait comme un automate, s’étonnant lui-même de la précision avec laquelle Hoonf agissait sur son subconscient, pour lui suggérer instantanément les propos convenables, voire les réponses aux quelques questions de détail qu’Aknôr ne manquait pas de poser, de temps à autre.

       Clara écoutait, elle aussi. Libérée du joug mental d’Ek’Tbi, elle n’en savait pas moins que ce n’était pas vraiment Muscat qui parlait, mais Hoonf, étant payée pour savoir ce que valaient les membres du Dragon de l’Espace.

       Enfin, le discours fut terminé.

       Aknôr ne s’était guère compromis. Ses yeux piquetés de points rouges vivaient seuls dans son visage fermé. Il n’avait prononcé que des paroles simples, des questions précises. Seules ses mains tremblotaient toujours, quoique serrées l’une contre l’autre, et elles attiraient irrésistiblement les regards de Muscat, soumis, par ailleurs, à l’impulsion mentale du nommé Hoonf. Aknôr parut réfléchir un instant, puis :

       – Le principe de ce pacte me paraît favorable, dit-il.

       Muscat, toujours inspiré par Hoonf, ajouta :

       – Dans ce cas, Docteur, le Dragon de l’Espace va vous demander un gage de bonne foi.

       – Je vous écoute.

       – Mlle Délier, ici présente, a ramené avec elle un de vos flacons. Il porte la référence AG7665. Est-il utile de vous rappeler à quel être humain correspond ce numéro ?

       Un éclair passa dans le regard de l’étrange personnage :

       – Inutile… bien que je n’aie pas en tête la liste déjà longue de mes mutations bioliquides ; j’imagine qu’il s’agit de Luigi Varlini…

       – C’est exact.

       – … Et que vous allez me demander sa reconversion humaine ? Me suis-je trompé ?

       – En aucune façon.

       Clara sentait son cœur s’arrêter de battre, et Muscat comprit ce qui se passait dans l’âme de la jeune fille, pour laquelle il éprouvait déjà beaucoup d’affection.

       – Nous sommes d’accord, dit Aknôr. Varlini va reprendre son enveloppe biologique.

       Muscat remercia, tout en entendant Hoonf lui souffler : « Attention ! il faut se méfier de lui ».

       Clara piqua une inévitable crise de larmes, sous le coup de l’émotion, mais le docteur Aknôr ne parut point s’en apercevoir.

       – Avant de procéder à l’expérience, Monsieur Muscat, je voudrais vous poser une question…   personnelle.

       – Si je puis vous répondre, croyez bien que…

       – Oh ! si, vous pouvez… Voilà : alors que nous étions d’accord sur le principe de votre arrivée ici, via   Copernic, en compagnie de Clara Délier, comment se fait-il qu’à bord de l’aéroto envoyée à votre rencontre, vous vous soyez rendu coupable d’agression sur la personne de mon envoyé, le pilote Wehaho ?

       Muscat eût peut-être été embarrassé sans Hoonf, qui lui souffla encore une fois la réponse :

       – Je sais… nous savons… quelles sont vos précautions pour garder le secret sur l’emplacement exact de votre usine. Tous ceux qui vont et viennent, à un certain moment, sont anesthésiés, afin de ne pouvoir se rendre compte du but de leur voyage. Or le Dragon de l’Espace estimait que ce procédé était irrecevable pour son émissaire… son ambassadeur, en quelque sorte, et que vous ne deviez pas me traiter ainsi. J’avais reçu des ordres stricts, afin de ne pas me laisser avilir par vos sbires. C’est pour cela que j’ai assommé le Vénusien. Je comptais, par la suite, lui interdire de dégager le gaz soporifique dans le cockpit de l’aéroto, et l’astreindre à m’amener ici sans la moindre ruse.

       Aknôr le regardait avec acuité. Il eut un rictus :

       – Le hasard, seul Dieu des pauvres humanoïdes faibles de l’univers, en a décidé autrement. Bref, moi, Aknôr, qui suis mon seul et propre Dieu, je suis venu à votre secours. Vous avez voyagé par le hanneton, et vous avez pu voir tout au moins l’aspect des monts lunaires, et des cavernes, par lesquels il vous a fallu passer afin de me rejoindre. Croyez, Monsieur Muscat, que cela n’a désormais aucune importance.

       Muscat se garda bien de demander ce que cela voulait dire. Aknôr pressait un bouton, sur l’interphone de son bureau :

       – Laboratoire zéro-zéro et zéro-un. Préparez expérience. Fréquence ZZ .  

       Muscat frissonna. Il allait enfin voir fonctionner les formidables appareils. Cette fois, Luigi, de son flacon, sortirait pour redevenir homme, si tout cela n’était pas fantasmagorie et monstrueuse duperie.

       – Clara, dit Aknôr, voulez-vous me confier le flacon que renferme votre valise.

       La jeune fille ouvrit le bagage, prit le flacon, hésita imperceptiblement (Muscat pensa qu’elle voulait y poser ses lèvres une fois de plus mais n’osait pas) et le tendit à Aknôr.

       L’homme aux yeux piquetés de rubis joua un instant avec cette minuscule bouteille qui contenait un homme tout entier.

       – On prépare le convertisseur, dit-il. La fréquence ZZ va, cette fois, intervenir pour la reconstitution. Et j’en profiterai pour vous expliquer comment se passent les deux expériences : zéro-zéro, qui mute l’homme en un concentré d’hydrocarbure ; et zéro-un, qui reconvertit le liquéfié en créature biologique normale.

       – Je serais heureux de voir tout cela, dit Muscat d’une voix qu’il s’efforçait de rendre aussi neutre que possible.

       Aknôr se leva. Muscat et Clara crurent utile de l’imiter.

       – Bien entendu, dit Aknôr, cela me prive d’un de mes sujets. Un autre a déjà, malheureusement, été brisé par la maladresse de cet imbécile de Hodquikk Sâr. Je suis d’accord avec le Dragon et vais lui faire savoir

       – C’est déjà fait, souffla, au fond du crâne de Muscat, la petite voix de Hoonf.

       – Mais, reprenait Aknôr, je veux mon compte de flacons. En ce qui concerne Luigi Varlini, je tiens parole et lui rends sa forme normale. Mais vous m’en rendrez compte, Monsieur Muscat.

       – C’est-à-dire ? demanda l’envoyé de l’Interplan et du Dragon, subitement très inquiet.

       – Votre vie pour la sienne. Un flacon pour un flacon.

       Muscat comprit en un éclair et bondit, prêt à saisir Aknôr à la gorge, avant que Hoonf ait pu lui donner le moindre conseil de prudence.

       Mais Aknôr avait dû prévoir cette réaction. Un éclair pourpre brilla dans le petit bureau. Quand il se fut effacé, une fraction de seconde après, Aknôr était toujours debout, faisant tourner le flacon AG7665 entre ses doigts hallucinants.

       Quant à Muscat et à Clara, ils étaient étendus sur le sol, immobilisés par des liens invisibles, engendrés par le halo électrique que le physicien venait de lancer sur eux.

       Il les regarda avec mépris :

       – Il manque deux flacons, dit-il. Je veux pourtant que le compte y soit. Je pactise avec le Dragon. Je lui renverrai Luigi Varlini intact comme il m’a été demandé. Mais je me réserve de punir moi-même mes ennemis. Muscat, vous veniez de l’Interplan, et vous vous intéressiez bien trop au porteur de mes flacons. Cela mérite châtiment. Vous, Clara, vous m’avez tout bonnement trahi, par amour, sentiment stupide, pour Varlini. L’un et l’autre, vous serez envoyés dans ma planète-patrie, et vous prendrez rang parmi les futurs citoyens, quand le convertisseur vous aura rendu votre enveloppe biologique. En attendant, je vais vous révéler les derniers secrets de la fréquence ZZ… Et vous remplirez les deux flacons manquant dans la valise de Hodquikk Sâr.

      

      

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

CHAPITRE IV

 

        

       Zéro-zéro… zéro-un…

       Ce n’était pas une nouveauté pour Clara. Mais Muscat, lui, découvrait les fantastiques laboratoires du docteur Aknôr.

       Il y avait été amené contre son gré, demeurant enserré, ainsi d’ailleurs que sa compagne, dans les invisibles liens du réseau d’ondes déchaîné par Aknôr. Et, par le même truchement, ils avaient été propulsés de façon irrésistible jusque dans le saint des saints de l’usine ZZ.

       Deux formidables machines s’élevaient sous une immense coupole gonflable qui pouvait donner, soit sur le ciel ouvert, en surface de la Lune, soit plus vraisemblablement dans les gouffres lunaires où le singulier savant avait établi ses quartiers.

       Deux alambics formidables, des alambics capables de transmuter l’humain en liquide, et le liquide en humain. Deux robots titanesques, incroyablement compliqués dans leurs contextures, élevant des spires prodigieuses, un enchevêtrement inouï de fils connexes, formant un écheveau que les seuls initiés pouvaient débrouiller, des tubes et des cathodes, et d’innombrables cadrans que réglaient une légion de manettes, ainsi apparaissaient les deux appareils, zéro-zéro, pour la liquéfaction de l’homme, et zéro-un, le convertisseur qui lui rendait sa forme originale.

       Tout cela crépitait d’étincelles, luisait de faisceaux colorés, séduisants et inquiétants à la fois, et, parfois, flambait subitement de feux inconnus.

       Des ombres menaçantes et des zones de clarté achevaient de donner à l’ensemble une impression de forêt vierge, une jungle scientifique et technique plus effrayante, plus impressionnante que toutes celles qui couvraient les planètes variées que Muscat avait visitées. C’était la sensation que lui donnait la découverte de cette installation peu banale.

       Ce qui le frappait, c’est qu’aucun servant ne circulait entre les piliers formidables, parmi les rouages innombrables. Certes, il y avait là des humains, les séides d’Aknôr. Mais tous se tenaient un peu à l’écart des deux machines, dans des cabines surélevées, dominant l’ensemble comme une théorie de tours de contrôle.

       On y voyait des individus, dont on ne pouvait guère déterminer le sexe, ni la race. De véritables scaphandres isolants les enveloppaient d’une armure blanche, éblouissante. Et jusqu’à leurs mains étaient soigneusement gantées de blanc, pour peser sur les diverses commandes.

       Sans doute, d’une de ces tours, contrôlait-on les mouvements de Clara et de l’inspecteur de l’Interplan, car, l’un et l’autre, bien qu’ils fussent toujours en apparence privés de liens, avançaient par mouvements saccadés, provoqués, non par leur propre volonté, mais bien par les supports mystérieux et totalement invisibles qui les enserraient si jalousement qu’il ne leur restait pas la moindre autonomie.

       Ils furent amenés sur une sorte de plate-forme métallique qui paraissait suspendue entre zéro-zéro et zéro-un.

       De là, on dominait l’ensemble qui paraissait plus terrifiant encore. Jamais, sans doute, la main de l’homme n’avait réussi à créer de tels monstres. Car cette jungle de métal et de verre, d’ondes et de feu, paraissait vivre d’une vie propre et monstrueuse.

       Aknôr montait lentement les degrés de métal conduisant à la plate-forme. Il était maintenant revêtu de la combinaison scaphandre immaculée des servants de la fréquence ZZ.  Il demeurait impassible, mais on voyait toujours trembler ses mains fébriles. Et ses yeux piquetés de rouge luisaient d’un éclat qui, cette fois, lui donnait l’aspect même de la machine.

       Inhumain… Robot… Entité technique…

       « La machine vit, pensait Muscat. Mais Aknôr semble n’en être qu’un des rouages. En cet être-là, il   n’y a qu’un cœur technique et une âme de synthèse. Rien de vrai. Sinon, peut-être, un cerveau… »

       Et cela, au moins, il ne pouvait le nier.

       Clara, près de Muscat, tentait visiblement de demeurer digne, mais son joli visage exprimait la douleur. Certes, Luigi serait ramené à la vie. Elle connaissait trop bien la fréquence ZZ pour douter du résultat de la transmutation par le convertisseur.

       Seulement, à ce moment-là, l’immonde Aknôr la précipiterait, en compagnie de Robin Muscat, dans un de ces minuscules flacons destinés à gagner un monde si lointain que, lorsqu’elle serait rendue à la vie, elle aurait perdu à jamais l’espoir de retrouver celui qu’elle aimait, et qu’elle avait tant fait pour sauver.

       Maintenant, Aknôr semblait ignorer ses deux victimes. Et ni l’un ni l’autre ne songeait à lui adresser la parole.

       À partir de ce moment, et pendant tout le laps de temps nécessaire à la préparation de l’expérience, Aknôr donna des ordres, par un petit micro, à ses aides, aux différentes tours.

       Et, sous les diverses impulsions fluidiques, les deux machines réagirent, vibrèrent, frémirent comme des fauves auxquels on pousse le fer dans les reins en vue d’un exercice formidable.

       Plus que jamais, zéro-zéro et zéro-un parurent vivre, de cette vie frénétique des êtres passionnés, et leurs luminescences se firent plus vives, leurs grondements plus assourdissants.

       De nouveau, les forces invisibles entrèrent en jeu et Muscat fut arraché à la plate-forme pour être dirigé vers zéro-zéro, dans une sorte de cellule transparente évoquant vaguement la forme d’un flacon géant.

       Il ne sut pas comment il y avait pénétré, s’y retrouva à l’intérieur, constatant que ses vêtements semblaient s’être volatilisés et que lui-même avait pris place sans découvrir d’ouverture normale.

       « Un flacon, pensa-t-il. Déjà… »

       Il apercevait, par la transparence de sa prison, la plate-forme où Clara se tenait encore, debout, non par sa volonté, mais maintenue dans l’armature invisible, près d’Aknôr qui continuait à donner des ordres.

       Puis il vit le savant descendre de son perchoir, se diriger vers zéro-un et y placer, à l’extrémité d’une spirale évoquant un alambic, un petit flacon dont il ne douta pas qu’il portât le matricule AG 7665.

       – Le convertisseur… Luigi Varlini va reparaître…

       En regardant mieux, il vit que la spirale de l’alambic réunissait le petit flacon à une cellule transparente exactement semblable à celle où il se trouvait.

       – L’expérience inverse. Petit flacon-grand flacon. Quant à moi…

       L’horreur l’envahit. Il allait, c’était un fait, subir à son tour l’abominable sensation de la liquéfaction. Un vertige atroce le prit et il se posa mentalement une question bizarre, presque hors de propos, en cet instant où il lui semblait que sa vie était en péril et que rien ne pouvait plus le sauver.

       Que peut bien « penser » un homme liquéfié ? Songe-t-il encore ? En quel rêve, conscient ou subconscient, peut-il être plongé alors qu’il a perdu son corps, qu’il est réduit à cet état aqueux et visqueux à la fois, ainsi qu’il avait pu le constater par le contenu de la valise de Hodquikk Sâr ?

       Mais Aknôr, brusquement, semblait reprendre conscience de la présence de ses victimes.

       Il parlait à Clara, mais Muscat pouvait l’entendre distinctement :

       – Petite dinde… à qui j’ai fait confiance. Vous avez succombé à un sentiment pour me trahir. Je vous demande un peu… Du sentiment ! Mot stupide qui devrait être rayé du répertoire de toutes les langues du cosmos.

       Il paraît que vous aimez Luigi Varlini… Malheureuse idiote. Est-ce qu’on aime un peu de liquide gras ? Tout ce qui reste d’un homme…

       Muscat, de sa prison cristalline, pouvait voir l’horreur qui se reflétait sur les traits de Clara.

       Mais, les dents serrées, toujours ligotée invisiblement, la jeune fille ne daignait plus répondre au démon qui l’injuriait.

       – Un homme… Rien ne compte que la science, Clara. Et le but qu’on s’est fixé. Parce qu’il n’y a rien d’autre. Un jour, moi aussi, je ne serai plus rien. Du moins les générations futures vénéreront-elles le souvenir de celui qui a su, de sa propre volonté, dompter la fréquence ZZ et la mettre à la portée de ses semblables…

       Une sorte de volupté bizarre, cette exaltation qui fait que les êtres maléfiques sont méchants sans avoir absolument conscience de l’être, poussait Aknôr à prononcer ces propos parfaitement inutiles.

       Sans doute, sans s’en rendre compte, voulait-il justifier ses monstrueux agissements et exhalait-il ainsi son mépris de l’humain sensible et souffrant.

       – Un homme… mais vous n’aimez rien, Clara, sinon du phosphore et des phosphates, du calcium.

       Il ricana :

       – C’est-à-dire quelques bâtons de craie… Des minéraux variés, mais dont il se trouve qu’aucun n’est précieux… Du carbone… Avec tout ça, nos ancêtres fabriquaient des allumettes et des crayons. C’est grotesque… Et puis de l’eau…

       Une sorte de rire hystérique le secouait :

       – Une fille évoluée comme vous m’a trahi pour cette misère… Parce qu’un jour, dans le grand cosmos, par hasard — il n’y a pas d’autre Dieu, je vous l’ai démontré — les hydrocarbures ont réagi pour fabriquer la première cellule… Mais la cellule n’est que de la matière qu’anime le rythme universel. Et il nous appartient de domestiquer cette nature qui nous a donné le jour.

       Il haussa les épaules :

      – Rappelez-vous tout ça quand vous serez sur Weïdimir, ma planète natale, là où je vous ferai convoyer en compagnie de votre ami l’inspecteur Muscat… Deux petits flacons parmi les autres, enfermés dans la valise d’un quelconque courtier interstellaire…

       Il cessa soudain son cruel verbiage, qui n’exprimait que trop son matérialisme insensé :

       – Zéro-un, hurla-t-il dans le micro. Fréquence ZZ…

       Dans les tours de contrôle, on vit s’agiter les servants qui, pendant le discours d’Aknôr, étaient demeurés immobiles.

       La machine numéro deux, celle servant de reconvertisseur, vibra dans toute son immense membrure.

       Là-haut, formant le ciel de cet enfer de technique, la coupole gonflable respirait, comme un poumon formidable, et on voyait les plis de l’immense masse de nylon qui se creusaient quand l’air se compressait, et qui disparaissaient, pour former un hémisphère parfait quand la masse aérienne arrivait à sa plénitude.

       Toute l’usine ZZ singeait, vraiment, un gigantesque être vivant.

       Clara, hallucinée, toujours immobilisée, regardait avec une horreur grandissante les monstres synthétiques qui allaient se livrer à leur formidable travail. Robin Muscat, lui, en dépit de son flegme, commençait à se dire que, peut-être, il allait mourir…

       Car, au fur et à mesure que l’instant fatidique approchait, il croyait de moins en moins à la survie des liquéfiés. Il lui semblait que tout cela n’était qu’une farce formidable et que jamais, quelle que fût sa science, Aknôr ne pourrait redonner vie à un homme réduit à l’état de quelques gouttes de liquide enfermées dans un petit flacon.

       Cependant, Aknôr continuait à donner des ordres. Et il ajouta, de nouveau à l’adresse de ses victimes :

       – Je tiens parole, et le Dragon de l’Espace sera content. Et vous serez édifiés, tous les deux…

       La machine zéro-un sembla prête à éclater, tant ses vibrations montaient vers l’aigu. Une sorte de frisson l’agita tout entière et Muscat, écarquillant les yeux, crut apercevoir, dans la prison de verre qui lui faisait face et servait de réplique à la sienne, une forme vague qui se dessinait.

       Une forme humaine.

       Aknôr tenait parole, Aknôr travaillait à reconvertir Luigi Varlini dans sa forme normale de bipède omnivore et pensant.

       Il le faisait, sans doute, pour prouver au Dragon de l’Espace sa propre puissance, pour éclabousser aussi Muscat qui semblait douter de lui, pour se venger de Clara et pour défier la secte du Dragon qu’il traitait d’égal à égal. Il renverrait Varlini après avoir réduit les deux envoyés.

       Jeu dangereux, sans doute. Mais un tel homme raisonnait-il ?

       Muscat, au fond de son cauchemar, vit les lignes du corps de Varlini qui se dessinaient. Du moins n’avait-il pas à douter que, du flacon AG 7665, c’était bien l’amant de Clara qui allait renaître.

       Des apports phospho-calcaires et hydrocarboniques alimentaient la machine zéro-un, lui fournissant l’élément de base à la reconstitution de l’individu dont la personnalité biologique et morphologique demeurait mystérieusement enfermée dans les molécules du liquide obtenu par la zéro-zéro.

       Un travail occulte se faisait alors, recréant l’être détruit, ou plutôt condensé.

       Muscat, étouffant d’émotion, se demandait si cet être, fût-il rigoureusement conforme à son original au point de vue physique, le serait aussi sur le plan mental.

       Il y eut un grand cri. C’était Clara qui l’avait poussé alors que le visage se reconstituait, dans l’immense flacon.

       – Luigi…

       Aknôr dominait, de la plate-forme, crispant l’une sur l’autre ses mains mobiles. Son bizarre regard étincelait. Il éprouvait une volupté sans égale à voir une fois de plus le triomphe de la fréquence ZZ, dans cette genèse à l’envers produite par le convertisseur zéro-un.

       Il y eut un homme dans la cellule de verre. Muscat, bouleversé, le vit extirpé par des commandes invisibles, mené dans une sorte de cuve où il fut soigneusement douché, promptement habillé par les robots insaisissables à l’œil et couché dans une sorte de long tube géant, cristallin comme le reste.

       Il ne bougeait pas, mais on voyait déjà sa poitrine réagir doucement. Il respirait, les yeux encore clos. Sans doute fallait-il un certain temps pour qu’il fût ramené à la conscience.

       C’était vrai. Du flacon baladeur, transporté par Hodquikk Sâr dans une valise, et passé au pouvoir du Dragon de l’Espace, Aknôr avait refabriqué un être humain.

       Et l’attitude de Clara indiquait nettement qu’il s’agissait de Luigi Varlini, sans ambages.

       Aknôr se tourna vers la machine zéro-zéro et Muscat le vit en face :

       – Inspecteur, dit-il, vous avez la preuve de ma puissance. Maintenant c’est vous qui allez être soumis à la fréquence ZZ. Auparavant, et puisque vous allez quitter notre système pour vous retrouver avec Clara Délier, dans un monde très lointain, je tiens à vous prévenir que votre mission aura été couronnée de succès. Je parle, bien entendu, de celle qui vous a été confiée par le Dragon de l’Espace et non par l’Interplan, dont je me moque éperdument. J’entrerai en rapport avec la société secrète et il est probable que j’arriverai à signer un contrat fécond pour les deux parties. Soyez en remercié.

       Il se tourna vers ses aides, cria :

       – Zéro-zéro. Fréquence ZZ .  

       Muscat sentit son cœur qui lui manquait tout à coup. On a beau être policier, et avoir vu bien des choses d’une planète à l’autre, c’est tout de même un peu affolant de se voir sur le point de passer tout entier dans un flacon minuscule.

       « Me voilà mis en bouteille, pensa-t-il, se raccrochant à une dernière et bien pâle plaisanterie ».

       – On dit, ricana Aknôr, que le Créateur du cosmos a ordonné d’abord la parution de la lumière… Fiat Lux…  Eh bien ! Inspecteur, moi aussi, pour la liquéfaction de l’humain, j’utilise la lumière, la lumière négative, c’est-à-dire l’envers même de celle qui fait jaillir l’être des eaux primitives. La machine va commencer à fonctionner, de façon très différente (je ne puis vous l’expliquer techniquement) de la machine zéro-un qui est un convertisseur comme vous avez pu le constater. Quand vous verrez un éclair noir briller, vous saurez que c’est le moment fatidique. Vous deviendrez liquide, Inspecteur Muscat, et vous serez reconverti, plus tard, sur la planète Weïdimir. Je vous y envoie, soyez-en certain, avec une bonne recommandation…

       Muscat ne savait que dire. Répondre à ce fou ? Cet humour lui semblait bien déplacé, bien inutile. Il regarda encore Clara. La malheureuse enfant n’avait de regards que pour Luigi, toujours dans sa couveuse de cristal. Et Muscat pensa avec horreur, qu’après lui, ce serait son tour, à elle.

       L’un et l’autre, transbahutés dans des bouteilles, ils seraient emmenés vers un univers inconnu, peut-être une autre galaxie, arrachés à jamais à leur monde-patrie, à leurs affections les plus chères, à tout ce qui constituait leur raison d’être, victimes à leur tour de ce trafic abominable dont Aknôr s’était rendu coupable.

       La révolte grondait en lui, mais tout était perdu.

       Zéro-zéro fonctionnait ardemment, dans un déploiement spectaculaire d’étincelles et de vibrations inconnues.

       L’éclair noir brilla, diamant de feu sombre qui indiquait le triomphe de la fréquence ZZ.  

       Muscat se sentit perdu mais, juste à ce moment, à une vitesse vertigineuse, il vit la lumière noire se doubler d’un autre éclair, d’un bleu métallique celui-là, et qu’il reconnût tout de suite : Hoonf…

       Il l’avait oublié, dans toutes ces émotions. Il croyait l’envoyé du Dragon totalement neutralisé. Et le silence que l’être mystérieux gardait depuis l’agression d’Aknôr lui faisait croire à une léthargie définitive.

       Mais, avec une opportunité incontestable, Hoonf s’était détaché de lui alors que son corps allait se liquéfier.

       Qu’allait-il tenter ? Muscat ne le savait guère. Il perdait petit à petit conscience. Il sombrait. Il lui semblait, en effet, que son corps perdait de sa consistance, de son poids. Incroyablement léger, il se sentait littéralement fondre.

       – Je retourne à l’élément liquide… je…

       Une dernière vision lui montra, au-dessus de la machine zéro-zéro, un globe de lumière bleue qui était Hoonf, tel qu’il lui était apparu dans la cabine du Gorrix.  

       Hoonf piqua droit sur la plate-forme où se tenait Aknôr. Tout disparut.

      

      

      

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

        

       Clara, elle, avait vu.

       Et compris.

       Elle aussi, depuis le moment où les ondes invisibles les avaient ligotés, dans le bureau d’Aknôr, avait oublié jusqu’au Dragon de l’Espace. La mort d’Ek’Tbi, en elle, la libérait de toute sujétion. De toute protection aussi. Si bien que, fascinée par la résurrection de Luigi, et désespérée à l’idée qu’elle ne pourrait le rejoindre, car sans doute serait-elle liquéfiée à son tour au moment où le bien-aimé ouvrirait enfin les yeux, Clara avait reçu un véritable choc en découvrant Hoonf.

       Il lui parut, d’ailleurs que, sur le moment, ni Aknôr ni ses aides impassibles, rivés à leurs postes dans les tours de contrôle, n’avaient discerné cette lumière bleue, irradiant en même temps que la lumière noire, cette foudre sinistre qui indiquait que les appareils atteignaient la fréquence ZZ dans le dispositif zéro-zéro, celui qui forçait l’organisme humain à la liquéfaction.

       Luigi vivait. Elle pouvait le voir. Muscat commençait à se diluer, à s’effacer à ses yeux dans sa prison de verre. Bientôt — elle ne connaissait que trop le terrible processus de l’opération — elle assisterait à un bouillonnement forcené des éléments qui avaient constitué le corps de l’inspecteur Robin Muscat. Puis la condensation commencerait et, petit à petit, par la spirale de l’alambic, se formerait le liquide translucide et visqueux qui irait remplir un flacon minuscule, sur lequel on poserait une étiquette.

       Tout ce qui resterait de son ami Muscat.

       Elle, elle se savait condamnée. Du moins jusqu’à cette seconde fatidique.

       Mais, brusquement, l’espérance renaissait.

       Hoonf vivait. Hoonf, revitalisé par les efforts de Muscat, s’était tenu coi jusqu’alors. Mais il avait dû tout observer, tout entendre et — sans nul doute — déjà envoyer message, par ses moyens mystérieux, à ses compagnons du Dragon de l’Espace.

       Hoonf, qu’elle avait pu longtemps considérer, tout comme Ek’Tbi, comme un ennemi, devenait un allié. Des intérêts communs les liguaient contre Aknôr.

       Tout cela tourbillonnait dans la pensée de la jeune fille :

       « Hoonf est notre allié… Aknôr, en nous liquéfiant, offense le Dragon, en voulant stupidement montrer son pouvoir, et déclarer qu’il est le plus fort. Que va faire l’être bleu ? »

       Elle le suivit un instant du regard, se détachant des deux spectacles qui lui étaient offerts : Luigi remontant de l’abîme et Muscat prêt à y plonger.

       Puis elle se rendit compte qu’elle risquait de trahir l’émissaire du Dragon. On s’apercevrait de son manège.

       Mais, tout de suite, elle le vit agir.

       Il surplombait la plate-forme où elle se tenait toujours, liée invisiblement mais solidement, auprès du monstre génial.

       Clara ferma les yeux. Hoonf fonçait, percutait Aknôr à la nuque et s’effaçait d’un seul coup.

       – Il est en lui. Il va lui parler… Mais alors…

       Cependant l’expérience se poursuivait. Clara, désespérée, vit se former le grand bouillonnement dans la machine zéro-zéro. Il n’y avait plus de Robin Muscat, mais seulement un liquide à la composition inconnue, porté à ébullition, qui formait d’énormes bulles secouées par des impulsions incroyablement violentes.

       Déjà, des gouttelettes perlaient, lentement, et tombaient dans le petit flacon, qui serait rempli en quelques minutes.

       Aknôr, dressé sur la plate-forme, suivait de l’œil le déroulement de l’expérience. Mais Clara, et aussi les aides, devaient s’apercevoir d’un changement surprenant dans son attitude.

       Cet humanoïde, toujours impassible, et chez lequel seules les mains semblaient vivre, était devenu subitement fébrile. Et c’étaient précisément ses mains qui pendaient, inertes, des deux côtés de son corps, qu’agitaient les convulsions d’un homme saisi brusquement de douleurs cruelles.

       Si bien que, dans un micro, une voix féminine prononça :

       – Docteur Aknôr, vous êtes souffrant ? Désirez-vous que le docteur Od vienne vous relayer sur la plate-forme ?

       Aknôr fit visiblement un gros effort pour se dominer :

       – Je vous remercie, Mademoiselle Marfa, dit-il sèchement, je n’ai pas pour habitude d’abandonner mon poste…

       Il répéta deux ou trois fois, d’une voix changée : … mon poste … mon poste… Et puis soudain, sur un timbre absolument différent, et redevenant lui-même, juste le temps de prononcer la phrase :

       – Il faudra étudier le moyen d’arrêter l’expérience et de revenir de zéro-zéro à zéro simple…

       Aussitôt, il recommença à souffrir visiblement, reprit son attitude de convulsionnaire qui cherche à se dominer, et vociféra :

       – Qui a parlé ? Je veux le silence, ici, pendant la fréquence ZZ. Qui se permet… ?

       Nul ne bronchait, dans les tours de contrôle, pas même l’obligeante Mlle Marfa, qui avait voulu venir à son secours.

       Sans doute les séides de l’usine lunaire furent-ils très surpris de constater qu’Aknôr continuait à jouer deux personnages car, de nouveau empreint de calme, il reprenait, de cette voix inédite qui semblait émaner d’un gosier différent du sien :

       – Trop tard… Muscat sera liquéfié… Bon, attendons. Et que ce flacon reçoive les plus grands soins. Il faut le sauver avant qu’il ne soit envoyé sur Weïdimir…

       Immédiatement, Aknôr bis  céda le pas à Aknôr original, mais un Aknôr torturé, agité intérieurement par un démon qui provoquait ces spasmes spectaculaires qu’il ne parvenait pas à réprimer.

       – J’entends une voix. Lequel d’entre vous… ? Ah ! Si on me trahit encore, je jure que celui-là, je le liquéfie avant cette petite idiote… et qu’il ira dans les bagnes de Weïdimir jusqu’à la fin de ses jours. Poste 3… Occupez-vous de récupérer le flacon. L’homme n’est plus. Il n’y a que le liquide. L’étiquette est-elle prête ?

       – Prête, Docteur Aknôr. Référence IB 2133.

       Aknôr ne parla plus du flacon qui allait enfermer l’infortuné Robin Muscat, mais Clara et les aides le virent de nouveau les bras ballants, mais très détendu.

       De sa voix factice, il dit :

       – Libérez immédiatement Mlle Délier. Vous entendez ? C’est un ordre.

       Cela dut surprendre, mais on obéit. Clara sentit l’armature invisible qui se relâchait et disparaissait totalement. Elle faillit tomber, se trouvant ankylosée. Mais elle n’avait qu’une idée : rejoindre Luigi.

       Aknôr commença :

      Marfa… Venez aider Mlle Délier à rejoindre le sujet de zéro-un.

       Une femme totalement enveloppée de nylon éblouissant de blancheur, se hâta de quitter une des tours et vint tendre la main à Clara. Celle-ci, qui se demandait si elle vivait un rêve absurde, se laissa conduire et toutes deux gagnèrent la machine zéro-un. Marfa ouvrit la couveuse et Clara se précipita sur le corps de Luigi, posant ses lèvres sur celles de l’homme qui revenait lentement à la conscience.

       Mais elle entendait Aknôr hurler :

       – Qu’est-ce qui se passe ? Où est Clara Délier ? Qui l’a délivrée ? Il n’y a que des fous et des traîtres, ici ?…

       Un certain flottement devait se manifester parmi les servants des deux grandes machines. Clara, elle, tout en étreignant Luigi qui commençait à ouvrir les yeux, savait seule ce qui se passait.

       Elle redoutait que la lutte terrible n’eût une issue fatale. Car un duel se jouait en Aknôr même. Hoonf, maintenant, jouait le grand jeu. Plongé dans le cerveau de l’homme génial, il cherchait à s’emparer des neurones moteurs, le faisait parler à son gré, tentait de lui faire adopter l’attitude de son choix.

       Mais Aknôr, bien que n’y comprenant rien, se défendait de toutes ses forces, qui étaient grandes dans le domaine mental. Clara pensait que, peut-être, Aknôr réussirait à étouffer la voix de Hoonf et alors tout serait perdu.

       Cependant, Aknôr envoyait des ordres contradictoires et il était aisé de constater, pour tous les assistants de l’expérience, qu’il jouait tour à tour deux personnages, comme un artiste qui exécute un numéro. Tantôt lui-même, mais tourmenté et douloureux, agitant tout son corps torturé alors que ses mains pendaient lamentablement contrairement à l’habitude, s’opposait à un Aknôr en apparence plus semblable au vrai, c’est-à-dire gardant son impassibilité tandis que les phalanges se croisaient et se décroisaient sans cesse, mais parlant d’une voix bizarre et disant des choses absolument incompatibles avec l’état d’esprit du docteur Aknôr.

       Muscat, liquéfié totalement, avait pris place, sous forme aqueuse, dans le petit flacon fixé sur la machine zéro-zéro.

       L’expérience était terminée. Marfa, abandonnant Clara, courait vers la plate-forme, ainsi que cinq ou six autres personnages des deux sexes. Ils abandonnaient les tours de contrôle et se pressaient autour du maître :

       – Docteur… Que se passe-t-il ?

       – Vous souffrez ?

       – On vous attaque ?

       – Laissez-nous vous soigner !

       – Descendez… Nous venons à votre aide !

       Aknôr ouvrit la bouche, éructa horriblement, bava un peu, et tomba. On se précipita vers lui. Mais il se releva, repoussa ceux qui cherchaient à le saisir et, subitement très détendu :

       – Je vous prie de me laisser tranquille…

       Telle était son autorité que les uns et les autres reculèrent. Il franchit leurs rangs, descendit de la plate-forme sous leurs regards ahuris, et se dirigea vers la machine zéro-un. Il gagna la couveuse.

       Luigi, comme un homme encore sous l’effet d’une drogue, commençait vaguement à réaliser et murmurait, avec une douceur extasiée, le nom de Clara.

       Elle, le serrant de ce geste maternel de protection que la femme aimante réserve à celui qu’elle adore, regardait venir le monstre.

       Il avait vraiment l’air d’être Aknôr, celui-là. Mais sa voix était autre.

       Et il dit, très vite :

       – Je suis Hoonf. Aknôr est neutralisé pour un bon moment. Prenez le flacon qui contient Robin Muscat. Et fuyez. Montez par l’escalier de fer qui mène à la coupole. Je me charge des autres. Nous passerons par la soupape de sécurité et nous regagnerons la surface lunaire. Ne vous inquiétez pas, le Dragon de l’Espace est alerté. Du Gorrix,  une équipe de secours va venir à votre rencontre…

       Si Luigi était abasourdi, Clara réalisait :

       – Merci, Hoonf, dit-elle. Mais vous ?

       – Je vous rejoins. Nous filerons ensemble.

       – Et Muscat ? Il est perdu.

       – Non. Je possède l’esprit d’Aknôr et je pourrai faire, quand le moment sera venu, fonctionner de nouveau la machine zéro-un. Ne perdez pas de temps, Clara…

       Tout cela était, certes, abracadabrant. Mais Clara. bousculait maintenant Luigi :

       – Vite ! Mon chéri… Viens avec moi !

       Le dialogue s’était échangé à voix basse, si bien que les assistants n’avaient pu l’entendre, et encore moins en deviner le sens exceptionnel.

       Marfa et les autres regardaient Aknôr qui revenait vers eux et qui, posément, donnait des instructions précises, et parfaitement orthodoxes, concernant la remise en état des deux machines après le fonctionnement maximal, obtenu par la fréquence ZZ.  

       Hoonf, maintenant maître de l’esprit d’Aknôr, puisait dans le cerveau de celui qu’il avait terrassé les éléments nécessaires à donner l’apparence exacte du docteur Aknôr. Il avait réussi à synchroniser les mouvements et c’était de nouveau un homme impassible aux mains fébriles qui apparaissait, sans aucun décalage. De surcroît, l’être bleu avait enfin saisi la tonalité de la voix d’Aknôr et il parlait sur son timbre normal.

       Si bien que les laborantins purent croire que l’incompréhensible crise était terminée, que leur patron redevenait lui-même, et qu’il n’y avait plus qu’à lui obéir.

       Ce qu’ils firent, non sans avoir échangé quelques regards un peu anxieux, se demandant tout de même ce qui lui était arrivé.

       Cependant, Clara ne perdait pas de temps. Entraînant Luigi qui revivait sans rien y comprendre, repoussant les caresses dont, tout naturellement, il voulait la combler, elle le conduisait à la machine zéro-zéro et, très adroitement, exécutait un geste déjà souvent répété : détacher le flacon contenant l’être liquéfié.

       Son cœur se serra en regardant le petit objet cristallin qui contenait l’inspecteur Robin Muscat. Mais ce n’était pas le moment de s’attendrir.

       Nul ne s’opposa à leur sortie. Certes, on ne comprenait pas l’attitude d’Aknôr, mais comme il semblait de nouveau lui-même et, animé par Hoonf, avait repris place sur la plate-forme d’où il dirigeait la remise en état des machines, personne ne fit la moindre objection.

       Un escalier de fer courait le long de la paroi circulaire qui entourait l’immense salle surplombée de la coupole respiratoire. Le souffle d’air passait et repassait, rythmant toutes les vies qui se trouvaient dans l’enceinte et, inlassablement, l’hémisphère se reformait, ou perdait de sa perfection, se creusant de grandes rides lors de la compression.

       Luigi montait, derrière Clara qui serrait le flacon IB 2133 sur son cœur.

       Ils gagnèrent une plate-forme circulaire qui suivait la base de la coupole proprement dite. De là, on surplombait l’intérieur de l’usine et les deux machines géantes. Ils voyaient, en bas, Aknôr, le faux Aknôr dynamisé par Hoonf, qui leur faisait signe, tandis que tous les autres s’affairaient.

       – La soupape, vite, dit Clara.

       Luigi la suivit comme un automate. Ils parcoururent le quart environ du cercle entier, gagnèrent la soupape. Une ouverture magnétiquement colmatée qui permettait, en cas de surcompression, d’évacuer le trop-plein d’air pressurisé vers les solitudes vides de la surface lunaire.

       Cela pouvait aussi servir de sas et des scaphandres spéciaux étaient préparés, à portée, pour la sortie de ceux qui devaient passer par là.

       Quatre scaphandres, accrochés, s’alignaient. Clara fit signe à Luigi de venir avec elle. Ils revêtiraient ces scaphandres et sortiraient. Ensuite… Il fallait s’en remettre à Hoonf.

       Soudain, quelqu’un bondit, braquant sur eux un tube, un de ces tubes à rayon inframauve dont la puissance désintégratrice n’avait pas d’égale dans le cosmos.

       – Wehaho !…

       Le Vénusien ricanait et ses yeux étincelaient de haine :

       – Allons, Clara… Que se passe-t-il ? On nous joue des tours, à ce que je vois… Je n’y comprends rien, mais c’est bien suspect…

       – Cela suffit, Wehaho. Ordre du docteur Aknôr…

       – Pas d’histoires, coupa le Vénusien. Appuyez-vous contre la soupape, tous les deux…

       Luigi, visiblement, allait se jeter sur Wehaho. Clara comprit le danger :

       – Obéis, je t’en prie. Il te désintégrerait aisément.

       – Sans hésiter, aboya le pilote de l’aéroto.

       Les deux amoureux, Clara serrant toujours le flacon, prirent dos contre la paroi de l’énorme soupape. Ils sentaient, contre eux, le mouvement lent de l’immense masse, se gonflant et se dégonflant tour à tour.  

       Un mauvais regard de Wehaho leur fit peur. Le Vénusien jeta :

       – Vous nous trahissez, j’ai compris. Vous voulez quitter l’usine… Qu’il soit fait selon votre désir…

       Un double cri d’épouvanté lui répondit. Wehaho venait de faire fonctionner la fermeture magnétique. Clara et Luigi, tombant en arrière, étaient précipités dans le sas et, de là, un système pneumatique, mis également en branle par le Vénusien, les éjectait hors de la coupole.

       L’usine ZZ se trouvait très encastrée dans les monts lunaires. La coupole s’ouvrait au fond d’un cratère de moyennes dimensions, très profond, et le ciel noir piqueté d’étoiles fixes apparaissait, très au-dessus.

       La coupole, au fond du cratère, présentait son dôme mobile, respirant sous l’impulsion de la formidable soufflerie qui engendrait l’air dans les antres du docteur Aknôr.

       Par le sas, deux petits points jaillirent. Deux êtres humains, projetés par la force pneumatique. Ils montèrent très haut et, n’étant plus propulsés, commencèrent à flotter lentement, avant de redescendre, attirés par la faible pesanteur du satellite de la Terre.

       Ils se débattaient, dans le vide, comme des humains qui se noient.

       Et ce serait bien cela, dans quelques minutes. Clara et Luigi, jetés dans le vide lunaire sans  les scaphandres protecteurs, visages nus, sentaient déjà l’oxygène se raréfier. Le mouvement du sas pneumatique avait projeté, en même temps que les deux corps humains, une énorme bulle d’air qui les baignait provisoirement et les maintenait en vie, créant un semblant d’atmosphère.

       Seulement, cela ne pouvait durer. Petit à petit, la masse gazeuse allait se perdre dans le grand vide, tandis que l’asphyxie, inévitable, finirait par les unir dans la mort…

      

      

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

CHAPITRE VI

 

        

       Un être étrange, hybride, vivait maintenant dans l’usine ZZ. Son comportement avait pu dérouter les aides du docteur Aknôr au moment de l’adaptation d’un esprit parasitaire dans un organisme qui lui était étranger ; mais, en quelques minutes d’une lutte sourde et terrible, l’envoyé du Dragon de l’Espace, Hoonf, avait réussi à se rendre maître du terrain biologique et, par là, psychologique.

       Aknôr-Hoonf, ou Hoonf-Aknôr…

       Pour les laborantins, c’était le docteur Aknôr. Mais leur patron semblait avoir traversé une crise assez sérieuse. Jamais on ne l’avait vu ainsi, lui, si maître de lui. Maintenant, redevenu calme en apparence, il recommençait à donner des ordres.

       Le vrai Aknôr souffrait, neutralisé au fond de lui-même, conscient d’être littéralement envoûté, subjugué, et de dire des mots, de faire des gestes qu’il ne souhaitait pas.

       Mais Hoonf, singulièrement remis en selle par les efforts de Robin Muscat, était à l’aise dans cet organisme, ayant utilisé les mystérieux procédés de sa race, procédés que le Dragon avait refusé d’utiliser à l’égard de l’inspecteur de l’Interplan et de Clara Délier, préférant leur laisser toute liberté de conscience, bien que ce fût sous la surveillance d’Ek’Tbi et de Hoonf.

       Maintenant, Aknôr-Hoonf, semblable au docteur Aknôr, se hâtait de dire qu’il importait de savoir ce qui se passait vers la coupole, où on entendait un certain tintamarre.

       De là-haut, lui et les laborantins virent Wehaho qui criait et faisait de grands gestes :

       – Les fugitifs… Je les ai eus, criait le Vénusien.

       – Où sont-ils ? Qu’en avez-vous fait ? tonna Hoonf avec la voix d’Aknôr.

       – Hors du sas… dans le cratère même où je les ai précipités par la force pneumatique.

       L’envoyé du Dragon comprit en un éclair, synchronisant son potentiel mémoire avec celui de l’homme dont il occupait le cerveau, afin de savoir immédiatement ce que tout cela voulait dire.

       Et il savait, spontanément, qu’il y avait un cratère abritant la coupole, qu’elle donnait sur le grand vide de la surface lunaire, et que Clara et Luigi y flottaient, comme des épaves, tombant lentement et agités d’effroyables soubresauts, ceux de l’asphyxie commençante.

       – À leur secours, vite, ordonna-t-il. Wehaho… Libérez-les !

       Mais Wehaho n’obéit pas.

       Un étrange soupçon hantait le Vénusien, depuis qu’il était entré en contact avec les envoyés du Dragon. Il se méfiait, haïssant particulièrement Muscat, qui l’avait assommé à bord de l’aéroto. Et maintenant, il flairait quelque chose de douteux, ayant assisté, du haut de la passerelle circulaire, à l’opération zéro-un puis à la zéro-zéro, et constatant l’incroyable transformation d’Aknôr.

       Il attendit. Ce qui ne fut pas long, car le pseudo-Aknôr se précipitait à toute vitesse sur l’escalier de fer et montait vers le sas.

       – Wehaho… Je vous ai ordonné…

       Le Vénusien le regarda fixement : ;

       – Nous autres, dit-il, sur Vénus, sommes toujours assez clairvoyants… Vous ne me tromperez pas longtemps, qui que vous soyez, et si vous êtes vraiment le docteur Aknôr, expliquez-moi quelle mouche vous a piqué, il y a un instant, alors que vous dirigiez la fréquence ZZ ?

       Hoonf ne pouvait ignorer la tendance télépathiquement naturelle bien connue des Vénusiens. Même un personnage relativement fruste comme Wehaho pouvait fort bien voir clair en lui et arriver à détecter qu’un être insolite avait pris les commandes dans le cerveau d’Aknôr.

       Le sectaire du Dragon réalisa en un éclair. Clara et Luigi en train de périr par manque d’air, Robin Muscat enflaconné, lui-même, percé à jour, serait neutralisé et, privé de corps humain, devrait tenter de s’emparer d’un autre cerveau. Mais cela nécessitait une telle dépense d’énergie que, pour l’instant, il s’en sentait difficilement capable.

       D’autant plus que, devenant un autre qu’Aknôr, il se ferait moins aisément entendre des gens de l’usine ZZ.

       Aussi employa-t-il une méthode des plus sommaires, et fort connue dans les diverses galaxies constituant le cosmos.

       Il se jeta sur Wehaho et commença à mettre en œuvre toutes les forces susceptibles d’être produites par l’organisme Aknôr afin de mettre le Vénusien hors d’état de nuire.

       Malheureusement, Wehaho était de la race des athlètes alors que le docteur Aknôr, qui avait beaucoup plus cultivé la physique que la musculature, demeurait un homme de puissance très moyenne.

       Les aides arrivaient, le long de l’escalier de fer, et constataient cet étrange duel. Mais ils progressaient difficilement, et les uns derrière les autres, le passage n’étant praticable que pour un homme à la fois, tout comme sur la passerelle épousant l’intérieur de la coupole, où les deux antagonistes se battaient littéralement au-dessus du vide.

       Le premier laborantin criait, en arrivant :

       – Courage, Docteur, tenez bon !

       Car, jusqu’à nouvel avis, ils croyaient tous à une révolte incompréhensible de Wehaho, bien que l’attitude d’Aknôr leur eût paru peu orthodoxe.

      Le Vénusien comprit parfaitement qu’il aurait peine à justifier ses soupçons, du moins sur le moment. Les autres prendraient tout d’abord parti pour Aknôr — si c’était bien Aknôr, ce dont il doutait fort. Et il perdrait du temps, si même le terrible physicien, ou celui qui semblait avoir pris sa place, ne le faisait pas passer sur l’heure sous les Fourches Caudines de l’usine, c’est-à-dire qu’on le liquéfierait sans retard.

       Wehaho fit un terrible effort pour étrangler Aknôr, pensant qu’il n’avait plus rien à perdre et que, aux portes de la mort, quelque réaction viendrait éclairer la personnalité de ce semblant d’Aknôr.

       Hoonf sentit le péril. Par les faibles muscles du docteur, il ne pouvait guère se défendre et sentait la mort venir.

       Car Aknôr biologique strangulé, c’en était fait de Hoonf.

       L’être bleu réalisa à une vitesse foudroyante et ce que la faiblesse de celui dont il avait emprunté le corps ne permettait pas, il l’obtint d’une astuce.

       Un éclair bleu brilla. Une seconde, le premier laborantin, qui arrivait, eut un éblouissement, sans très bien comprendre.

       Une flamme, prenant forme de globe, jaillissait du corps d’Aknôr, et disparaissait aussitôt, si vite que l’aide physicien ne put réaliser qu’elle s’était abîmée immédiatement dans la nuque de Wehaho.

       Alors il se passa ceci.

       Aknôr, à demi étranglé, sentit l’étreinte se desserrer. À cet instant, le docteur Aknôr, libéré de Hoonf qui avait changé de domicile biologique, se sentit conscient, libre, et hurla :

       – Au secours… Il m’étrangle… Wehaho est un traître !

       Ce qui édifia tous les laborantins, qui se bousculaient pour arriver sur le lieu du combat. Mais Wehaho, brusquement envahi cérébralement par une personnalité étrangère, subissait un malaise foudroyant, sans comprendre lui non plus, et desserrait son étreinte.

       Gênés par l’étroitesse de la passerelle, les laborantins arrivaient.

       Le premier, un grand gaillard, se trouvait derrière Wehaho qui tenait toujours vaguement Aknôr par le cou, mais maintenant sans trop serrer, sous l’impulsion intérieure de Hoonf, qui faisait du bon travail.

       Aknôr (redevenu le vrai Aknôr) se débattait toujours, criait à l’aide et repoussait son ennemi.

       L’aide-physicien abattit ses mains solides sur les épaules du Vénusien, pensant le forcer à lâcher prise.

       Il reçut en plein visage l’éclair bleu qui sortait de la nuque de Wehaho. Ébloui, il recula, chancela, ne pouvant savoir qu’il s’était heurté à l’être bleu envoyé par le Dragon de l’Espace.

       Spontanément, Hoonf repiquait vers le cervelet d’Aknôr et y reprenait aussitôt son autorité, n’ayant pas laissé au maître de l’usine ZZ le temps de se reprendre totalement.

       Wehaho, handicapé par l’agression du laborantin, était déjà moins à craindre. Hoonf voulut en finir avec lui. Par le truchement de la jambe droite d’Aknôr, il lui porta le coup le plus traître du combat : le croc-en-jambe.

       Encore étourdi par cette intrusion incompréhensible en lui, qui l’avait partiellement privé de son autonomie de pensée pendant quelques secondes, et gêné par celui qui le tenait par-derrière, le Vénusien ne sut pas résister pour garder son équilibre.

       Il bascula par-dessus le garde-fou de la passerelle. Un hurlement immense monta sous la coupole qui poursuivait son lent mouvement respiratoire, tandis qu’on voyait le corps du Vénusien qui tombait en tournoyant et allait s’écraser sur la machine zéro-zéro.

       Au cri de mort de Wehaho répondit une longue clameur poussée à la fois par tous les laborantins.

       Le corps, projeté comme une pierre catapultée, heurtait rudement les rouages subtils, les tubes fragiles constituant l’extraordinaire machine.

       Et elle explosa littéralement, projetant un   peu partout dans l’usine des débris divers, de métal, de plastique, de verre et de bois, dans un rejaillissement de feu noir et vert.

       Mais Aknôr-Hoonf ne perdait pas de temps :

       – C’est un grand malheur, cria-t-il, mais nous la reconstruirons. Il faut penser à ceux qui sont en péril.

      Sans perdre de temps, il bondit vers le sas et le fit fonctionner. Il y passa et, grâce à la connaissance spontanée des êtres que lui fournissait inlassablement le cerveau d’Aknôr dans lequel il puisait les renseignements nécessaires, il fit jouer un décompresseur, qui envoyait le surplus de l’air contenu dans le sas vers l’extérieur.

       Comme des feuilles mortes, Clara et Luigi, qui commençaient à ne plus se débattre, tombaient vers la coupole mobile. Leurs mouvements convulsifs, provoqués par l’instinct de conservation, avaient eu pour effet de retarder leur chute, déjà lente en raison de la faible attraction lunaire.

       Ils ne « nageaient » plus dans le vide. À demi privés de vie, glacés de surcroît par le grand froid tombant du haut du cratère qui s’ouvrait vers l’effrayant monde lunaire, ils ne survivaient que grâce aux dernières molécules d’air issues du système pneumatique qui stagnaient encore autour d’eux…

       Du sas, Aknôr-Hoonf s’en aperçut. Et son double esprit réalisa ce qu’il fallait faire.

      Avant même d’utiliser un ballon d’oxygène ou quelque masque respiratoire, il sut qu’il leur fallait de l’air. Le reste viendrait ensuite.

       Et il utilisa tout bonnement le décompresseur, déjà employé par Wehaho pour projeter Luigi et Clara à l’intérieur du cratère. Mais, cette fois, il ouvrit complètement le sas.

       Un torrent d’oxygène monta, fit osciller les deux corps flottants, les repoussa au-dessus de la coupole, vers l’orifice du cratère, comme cela s’était déjà produit une fois.

       Mais Aknôr-Hoonf dosait la projection, et la réglait de telle façon que les deux jeunes gens étaient, au sein du vide, littéralement baignés par ce flux oxygéné, qui, immédiatement, commença à provoquer en eux un mouvement spasmodique des poumons, lesquels commençaient à s’arrêter.

       L’être double, toujours dans le sas, réfléchissait à une vitesse foudroyante, se demandant ce qu’il y avait lieu de faire.

       Car on cognait à la porte du sas (celle donnant sur l’intérieur de l’usine).

       – Docteur… Ouvrez ! Vous vous êtes enfermé. L’hybride prit une prompte décision. Il ouvrit :

       – J’ai fermé par inadvertance, dit-il. Aidez-moi à récupérer les deux fugitifs…

       On se précipita. On enfila les scaphandres préparés à cet effet et, au bout de quelques minutes. Luigi et Clara étaient arrachés au vide du cratère et emmenés dans des chambres spéciales où ils furent réchauffés, traités, réanimés selon les meilleures méthodes en usage dans la galaxie.

       Devant ses aides, Aknôr avait repris un aspect normal. Impassible, ses yeux piquetés de rouge brillant comme à l’accoutumée, il se contentait de croiser et décroiser ses mains. Nul ne doutait plus de sa personnalité réelle.

       Mais un autre problème le préoccupait. On n’avait pas trouvé, sur les fugitifs, le flacon contenant Robin Muscat. Il fallait sonder le cratère, au-dessus de la coupole. Le pseudo-Aknôr déclara qu’il allait aviser.

       Il se fit laisser seul au chevet des jeunes gens. Clara et Luigi, une fois revenus à la conscience, revitalisés par les puissants moyens mis en œuvre, commencèrent par se jeter dans les bras l’un de l’autre.

       Clara, épouvantée, vit soudain Aknôr à son chevet.

       – Vite, la détrompa l’être double, je suis Hoonf, dans le corps d’Aknôr. Je le maintiens neutralisé, mais cela ne pourra durer très longtemps… J’ai alerté le Dragon et un commando vient à notre secours… En attendant, il importe de sauver Robin Muscat. Où est-il ?

       Clara l’avait perdu au moment de la projection dans le cratère. Hoonf suggéra de partir et de sonder le dessus de la coupole. Sur son ordre, Clara, et Luigi qui n’y comprenait rien mais à qui la jeune fille avait dit : « Je t’expliquerai tout », furent munis de scaphandres, ainsi d’ailleurs que le faux Aknôr.

       Le docteur, ou son apparence, déclara qu’il partait à la recherche du flacon perdu. Les laborantins offrirent leurs services mais, par prudence, il les déclina.

       Ils se retrouvèrent tous trois dans le sas. Là, Aknôr déclara :

       – Clara… Tenez bon, avec votre fiancé, jusqu’à l’arrivée du commando. Car moi, je n’en ai plus pour longtemps… Je suis à bout… Aknôr, en lui-même, va se réveiller, redevenir conscient, lutter contre moi et, dans l’état où je suis, il n’aura guère de peine à me chasser de son esprit, sinon de son organisme… Il reprendra, pour un bon moment, sa personnalité et son autonomie et c’en sera fait de vous. Car je serai obligé de quitter son enveloppe charnelle et de chercher un autre organisme. Mais, le temps que je reprenne des forces, que je lutte pour reprendre possession d’une personnalité, ce sera long. Encore, par la suite, n’aurai-je plus l’autorité que je garde en me faisant passer pour Aknôr… Aussi, si je vous parais flancher, Clara, Luigi, n’hésitez pas…

       – À quoi faire, grand Dieu ?

       – Abattez Aknôr. Oui, je ne risque rien car, au moment où vous frapperez ou tirerez (nous avons tous des poignards et surtout des pistolets désintégrateurs), je quitterai son cerveau. Dans ma forme normale, électrostatique, je ne risque rien. Tuez-le ! C’est la solution.

       Luigi et Clara échangèrent un regard et le jeune homme, pressant la main de sa fiancée, déclara qu’on pouvait compter sur lui.

       Alors, ils utilisèrent encore le sas cette fois pour sortir normalement.

       Munis de ceintures gravitationnelles, ils purent évoluer dans le cratère et se mirent à la recherche du précieux flacon.

       Le cœur de Clara battait. S’il était cassé, c’en était fait de l’inspecteur Muscat, de l’homme qui avait si vaillamment lutté pour elle, et pour son devoir, afin de mettre un terme au trafic d’hommes par liquéfaction et qui serait ainsi victime de cette diabolique invention.

       Les trois personnages commencèrent leurs investigations, autour et au-dessus de l’immense coupole de nylon, qui poursuivait son mouvement éternel de gonflage et de dégonflage partiels. Des talkies-walkies, ajustés sur les casques des scaphandres, leur permettaient de communiquer, du moins presque « de bouche à oreille » puisque, au-dessus de l’usine, c’était le vide lunaire. Mais Aknôr-Hoonf annonçait :

       – Cherchez… cherchez bien… Je vais faiblir…

       Les yeux de Luigi étincelaient. Il lui répugnait de tirer sur cet être qui était leur allié, leur sauveur. Mais Clara le rassura. Elle savait, elle, le mystère de cette étrange personnalité. Il abattrait Aknôr, le monstre Aknôr.

       Hoonf, l’esprit qui le hantait actuellement, s’en tirerait, lui.

       Les recherches duraient depuis deux heures. Dans son scaphandre, Aknôr donnait des signes de fébrilité. Hoonf sentait en effet la personnalité véridique qui reprenait de la vigueur, qui cherchait à se délivrer du parasite interne.

       Soudain, Clara jeta un cri. Près de la jonction de la coupole et de la muraille granitique, taillée pour recevoir l’armature circulaire du dessus de l’usine, elle apercevait une petite chose brillante.

       – Le flacon ! Luigi ! Hoonf ! Le flacon.

       Folle de joie, elle le montrait. Il était venu échouer là, tombant avec la lenteur des chutes lunaires, et ne s’était pas brisé.

       – Intact ! Il est vivant. On le portera à la machine zéro-un… et on le reconvertira en homme… Luigi poussa un cri, lui aussi :

       – Attention ! Clara…

       Aknôr, soudain, les regardait curieusement. Il tirait son pistolet désintégrateur. Il avait repris sa personnalité. Hoonf, ne pouvait plus lutter, était à bout de forces.

       Luigi voulut sortir son arme, mais Aknôr ricana :

       – Ne bougez pas ! Ou je vous abats tous les deux… et votre cher Muscat par la même occasion.  

       Épouvantée, Clara comprit qu’ils étaient perdus. Aknôr était remonté en surface plus vite que Hoonf  ne l’avait spéculé.

       Luigi et Aknôr se regardaient, les yeux étincelant de haine.

       Mais Luigi ne pouvait plus tirer. Il était tenu en respect par Aknôr, le vrai, le seul Aknôr. Clara ferma les yeux, serrant encore le flacon qui contenait l’inspecteur Muscat.

       Hoonf, très lucide, bien qu’épuisé, réalisa la vérité. Et aussi, lisant merveilleusement dans l’esprit d’Aknôr, maintenant le plus fort, que le docteur, qui avait suivi les événements, impuissant, mais en toute connaissance de cause, était prêt à tuer sur place les deux jeunes gens, et à briser ensuite le précieux flacon.

      Aknôr leva le bras portant le pistolet désintégrateur, appuya sur la détente.

       Hoonf fit un suprême effort et jaillit littéralement hors du cerveau du physicien.

       Le bras, attiré vers le bas par le dernier mouvement que l’être bleu avait pu imprimer à Aknôr, dirigea l’arme au moment précis où le docteur infernal appuyait sur la détente.

       Au lieu de percer Luigi, le jet inframauve atteignit la coupole de nylon, que les trois personnages, maintenant sur des arêtes rocheuses, surplombaient d’une dizaine de mètres.

       Ce fut la catastrophe pour l’usine ZZ.  

       Il y eut un trou, que le mouvement lent et incessant de la coupole métamorphosa en une vaste fissure, qui s’agrandit à chaque mouvement rythmique.

       Un mouvement qui cessa d’ailleurs presque aussitôt, parce que l’air pressurisé qui donnait la vie à toute l’usine, à tout le repaire souterrain qui, autour de la coupole du cratère, s’étendait dans les diverses galeries aménagées, commença à fuser dans le cratère, s’échappant librement vers le grand vide lunaire.

       Luigi avait eut le réflexe de faire feu. Mais il manqua Aknôr.

       Une fois encore, Luigi, Clara et aussi Aknôr, soulevés par la formidable poussée d’air, furent projetés, mais plus haut que le cratère, en plein ciel vide de la Lune, où ils évoluèrent longuement, cette fois sans suffoquer grâce à leurs scaphandres, avant de commencer à redescendre plus loin, dans les monts fantastiques entourant le repaire d’Aknôr.

       Clara étreignait le flacon, elle ne le lâchait pas.

       Un globe de lumière bleu montait, montait, dominant l’ensemble, et le désastre d’en bas, où la panique était grande, l’usine ZZ se trouvant subitement en passe d’être privée d’air respirable…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

CHAPITRE VII

 

        

       Robin Muscat était un homme de sang-froid. Il n’avait jamais attribué aux choses, aux événements, aux êtres, plus d’importance qu’il ne fallait leur en accorder.

       Mais tant de self-control ne lui était plus aucunement utile. Maintenant, il se trouvait plongé dans un état très spécial, qui demeurait en quelque sorte la conscience, sans qu’il puisse éprouver aucune crainte, aucune joie, ni émotion de quelque nature.

       Il était. Il ne ressentait rien. Il enregistrait, sentait, percevait ce qui se passait autour de lui dans un domaine assez vaste. Mais cela ne le touchait pas. Il était devenu bizarrement spectateur de la vie.

       Il lui était difficile de réfléchir. Sans doute parce qu’il n’avait plus de cerveau. Du moins de cerveau organisé. Ses sens étaient très limités et ne semblaient véritablement plus différenciés. Voir, toucher, entendre, cela se fondait en un singulier état d’absolu, qui le mettait en contact avec la portion du monde qui l’entourait.

       Robin Muscat n’était plus rien qu’un peu de liquide gras enfermé dans un flacon sous l’impulsion de la fréquence ZZ qui avait transmuté et condensé son organisme.

       Sereinement indifférent, il n’en percevait pas   moins les événements qui se déroulaient à une vitesse-record dans les entrailles de la Lune.

       Son être ainsi réduit et démultiplié à la fois pouvait capter tout ce qui touchait luminiquement ou auditivement le flacon, dont la transparence permettait à l’être liquéfié d’être pénétré totalement de toutes vibrations, de quelque ordre qu’elles fussent. Ainsi, il avait même une vague perception des pensées de ceux qui s’agitaient autour de lui.

       C’était une sorte de cinéma hyperbolique, comme si Muscat se fût trouvé en un point central d’une sphère où tout existait et se déroulait, et qu’il eût pouvoir de se trouver en tous les points et sur toutes les surfaces à la fois.

       Tout cela, encore une fois, dans une sérénité absolue.

       Plus de corps. Plus de ces organes qui engendrent les émotions, les exaltations, les joies et les peines, les sensations heureuses et les douleurs les plus aiguës.

       Muscat-liquide assista donc à la résurrection de Luigi, à la prise de possession du cerveau d’Aknôr par Hoonf, aux bizarres réactions de l’hybride ainsi formé jusqu’à la victoire provisoire de l’être bleu. Il vit fuir Luigi et Clara, intervenir Wehaho, constata que les deux malheureux fiancés étaient précipités dans le cratère, du bas vers le haut et se noyaient dans ce vide affreux…

       Avec la même indifférence il vit encore bien d’autres choses…

       La mort de Wehaho, par exemple, provoquant indirectement la destruction de la machine zéro-zéro. Cela interdisait à l’avenir, du moins jusqu’à ce qu’on en ait construit une semblable, de liquéfier les humains.

       Mais cela n’éveilla aucun écho dans l’âme de la dernière victime de la fréquence ZZ.

       Il observa la façon dont Hoonf-Aknôr s’y prenait pour arracher les deux jeunes gens à leur cruelle situation, et aussi aux recherches dont il était lui-même l’objet.

       Sans aucune impression de suspense. C’était pourtant son salut qui était en jeu mais il en était réduit à un tel état qu’il ne ressentait nulle émotion à l’idée qu’on pouvait lui rendre sa forme initiale.

       Il vit aussi la révolte d’Aknôr, les derniers tours de force de Hoonf, finalement il fut spectateur de cette vision burlesque de Luigi, de Clara et d’Aknôr, projetés par le jet d’air comprimé comme des balles de celluloïd sur un jet d’eau dans un tir forain.

      Serré dans la main de Clara, il participa à tout cela, avec une froideur totale.

       Et il se retrouva, toujours dans sa prison de verre, gisant sur le sol tourmenté et poussiéreux du satellite de la Terre. Un froid mortel régnait. Si Clara, Luigi et Aknôr, protégés par leurs scaphandres, pouvaient tenir longtemps dans les déserts lunaires grâce à l’air automatiquement purifiable et renouvelable qui circulait sous les casques, Muscat, dans sa petite demeure cristalline, était infiniment plus vulnérable à la terrible température.

       Le liquide qui constituait désormais son organisme commença à geler.

       Il n’en éprouva aucune souffrance, puisqu’il n’avait plus de corps, aucune angoisse, n’étant nullement conditionné par les conventions qui font qu’un homme est biologiquement et psychologiquement émotif ou non.

      Il se contenta de constater que des choses se passaient encore autour de lui. Et il ne poussa nul cri de détresse, ce qui ne se produisait que lors des bris de flacons, permettant aux liquéfiés un contact extérieur extrêmement douloureux.

       Des appareils, du type hanneton, sortaient des cavernes lunaires et commençaient à sillonner curieusement le décor extravagant des monts et des cratères. On évacuait l’usine ZZ, dont l’air respirable s’enfuyait, et on recherchait Aknôr, sans lequel ses séides ne savaient que faire.

       Mais, en même temps, avant de sombrer dans une inconscience totale provoquée par le refroidissement et la congélation de son liquide biologique, ce plasma absolu qui était lui, Robin Muscat enregistra l’apparition d’un groupe à l’apparence humaine qui évoluait avec agilité et entamait une lutte acharnée contre les hannetons.

       Ces humanoïdes arrivaient du ciel. Ils étaient formidablement armés, se déplaçaient avec une facilité déconcertante, et, à leurs armures métalliques et brillantes, Muscat sut que ces hommes d’argent appartenaient tous au Dragon de l’Espace, et que le Gorrix  venait de les débarquer pour investir l’usine ZZ.

       Hoonf, du fond du cerveau de celui qui avait été Muscat, puis enfoui dans le crâne d’Aknôr, avait repris le contact avec ses cosectaires. Et le Dragon avait agi.

       Là-dessus, le froid agissant, le liquide commençant à geler sérieusement, Muscat s’effaça, disparut, du moins en conscience. Il glissa dans le néant sans s’en rendre compte, aussi indifférent à ce qui pouvait être sa mort qu’à son reste de conscience, puisqu’il n’était plus relatif à rien.

       Pourtant l’inspecteur Robin Muscat, de l’Interplan, reprit conscience quelques heures plus tard dans une couveuse qui était celle, précisément, où Luigi avait été ramené à la vie.

       On le soigna, et il sentit, sur sa joue, comme première impression de vie réelle, un baiser qui était incontestablement offert par des lèvres féminines.

       Cette heureuse résurrection le ramena enfin en surface. Et il apprit alors tout ce qui lui restait à savoir, et ce qui s’était passé dès le moment où les humanoïdes du Dragon de l’Espace étaient intervenus.

       Tout d’abord, Aknôr était mort. Le physicien avait été projeté contre une arête de roc qui avait brisé son casque, et entamé son crâne en même temps. On ne savait s’il avait succombé à l’asphyxie ou au traumatisme, mais c’était un fait, il n’était plus de ce monde.

       Luigi était indemne. Clara s’était luxé un bras. Mais elle avait encore trouvé le moyen, après avoir chu doucement sur le sol lunaire, près du cratère d’où elle avait été éjectée, de sauver Robin Muscat en ramassant le flacon qui avait failli lui échapper et, se rendant compte du danger qu’il courait, livré au froid lunaire que la paroi de verre ne pouvait nullement combattre, elle avait risqué de perdre de son air respirable en entrouvrant vivement sa combinaison-scaphandre, et en y glissant la prison de Muscat. C’était dans le sein de Clara qu’il avait trouvé le salut.

       Une bataille s’était déroulée, très prompte. Les séides d’Aknôr, à bord des hannetons, ne pouvaient guère tenir contre les moyens formidables du Dragon de l’Espace. Ils s’étaient promptement rendus, d’autant que des êtres bleus s’étaient glissés à bord des engins et logés dans les cerveaux des rescapés, où ils leur dictaient leurs volontés.

       Clara et son fiancé, amenés à bord du Gorrix,  avaient été entourés par les hommes d’argent. L’un d’eux avait annoncé qu’il n’était autre que Hoonf, et qu’avant tout, il importait de savoir si on pouvait reconvertir Muscat.

       Clara, alors, flanquée des laborantins, tous soumis individuellement à un être bleu, avait pris le chemin de l’usine sous-lunaire. Là, on avait constaté que le désastre n’était pas irréparable. Certes, la machine zéro-zéro avait éclaté, sous le choc du corps de Wehaho, et la coupole, maintenant inutile, n’était qu’une immense toile déchirée qui pendait lamentablement sur l’ensemble technique.

       Mais, dans les scaphandres, les uns et les autres pouvaient vivre et travailler.

       La machine zéro-un était intacte. Clara en savait assez pour prendre la direction des opérations. Les sbires d’Aknôr, maintenus psychiquement par les êtres du Dragon, obéirent à ses ordres.

       Muscat, liquéfié, fut amené à la machine et là, un apport de matières organiques dûment distribué dans les alambics permit la reconstitution de son personnage normal.

       Un peu plus tard, l’inspecteur se retrouva à bord du Gorrix.  Clara, la main dans celle de Luigi, regardait son ami en souriant. Et, autour d’eux, il y avait les faciès neutres des hommes d’argent, qui les soignaient avec sollicitude. L’un d’eux était Hoonf. Mais ils savaient bien qu’il n’avait pas de corps, pas de visage, pas plus que les autres. Ils n’étaient que les êtres bleus qui, à défaut d’investir des corps biologiques pour évoluer normalement dans la galaxie, avaient fabriqué des robots qu’ils animaient à la perfection, et sans lesquels ils ne pouvaient pas faire grand-chose.

       Muscat avait remercié Hoonf pour avoir tant fait. Mais il lui avait été répondu que le Dragon de l’Espace n’oubliait pas qu’il avait, lui, sauvé son adepte de la mort. En effet, sans ses efforts mentaux, Hoonf eût infailliblement péri tout comme Ek’Tbi, dans les déserts de la Lune.

       On avait enfin pu situer l’emplacement de l’usine ZZ. Elle se trouvait dans le lac de la Mort, plus loin encore que l’océan des Tempêtes. Muscat, un peu embarrassé, demanda au Dragon de l’Espace quand on allait lui rendre sa liberté de manœuvre.

       Hoonf se fit le porte-parole une fois de plus. Muscat était libre et il pouvait même alerter l’Interplan, livrer le secret de l’usine ZZ. Tous les comparses d’Aknôr, prisonniers, seraient livrés aux autorités lunaires.

       Et la fréquence ZZ ? Là, Hoonf lui dit — sans sourire puisqu’il n’avait pas de visage — mais avec une pointe d’ironie, que cela n’avait plus d’importance. Le Dragon de l’Espace allait quitter cette galaxie et on n’entendrait plus parler de lui. Parce que Hoonf et ses compagnons bleus avaient soigneusement visité les cerveaux d’Aknôr et de ses collaborateurs et, dans les mondes lointains où ils allaient se rendre, ils sauraient reconstituer les machines zéro-zéro et zéro-un. Leurs prodigieuses facultés psychiques n’étaient pas en défaut. Si des liquéfactions humaines se produisaient de nouveau, ce serait dans une zone non soumise à la surveillance de l’Interplan.

       Un petit engin détaché du Gorrix  amena Muscat, Luigi et Clara à proximité de Copernic. La mission du policier de l’espace se terminait.

       Tout de même, arrivant près de la station lunaire avec les deux jeunes gens, il se tourna vers l’homme d’argent qui était Hoonf. Il lui tendit la main et la lui serra avec vigueur, voulant une dernière fois lui marquer sa reconnaissance.

       Mais cette étreinte demeura sans réponse. Il ne secouait plus qu’un robot vide, une armature de métal que nulle force n’animait, et que d’ailleurs, par la suite, aucun savant de la galaxie ne parvint jamais à faire fonctionner.

       Hoonf était reparti, après avoir mené à bon port les trois humains qui avaient, bien malgré eux, collaboré un instant avec la secte du Dragon de l’Espace, perdue maintenant vers quelque étoile lointaine…

  

 

 

FIN